Nos barons ont du talent : le potager gate du sénateur Brault en Loir-et-Cher

Habitués aux histoires follement baroques des notables tourangeaux, il ne faut pas pour autant passer à côté d’autres récits passionnants qui se déroulent dans notre belle région Centre-Val de Loire. Et c’est dans une œuvre littéraire pas vraiment balzacienne, un rapport de la Chambre Régionale des Comptes, que l’on trouve matière à émerveillement ces derniers jours.



Par Joséphine.


Un homme multi-casquettes

Jean-Luc Brault, le président de la communauté de communes du Val de Cher Controis est à l’écoute des entreprises. Photo Magcentre


Jean-Luc Brault fut jusqu’en 2010 un dynamique entrepreneur spécialisé dans le conseil en opérations immobilières, ressources humaines et gestion de patrimoine. Il est également un dévoué serviteur de la chose publique depuis plus de 30 ans, chose publique qu’il n’a toujours pas quittée malgré ses bientôt 75 printemps. Ex-maire d’une petite commune qui a fusionné avec ses quatre voisines, ex-patron de comcom, ex-vice-président du Conseil Départemental du Loir-et-Cher, M. Brault est devenu sénateur en septembre 2023, couronnement d’une riche carrière politique. Se qualifiant lui-même de « gaulliste de gauche », M. Brault est plus prosaïquement apparenté au groupe LIRT au Sénat, rassemblement macrono-divers-droito-horizons.

Seulement voilà, le début de mandat de M. Brault, loin du paisible ronronnement promis sous les ors du Palais du Luxembourg, a été marqué par les révélations des journalistes de France 3 qui ont mis en évidence un drôle de petit montage. Avec sa SCI familiale, Jean-Luc Brault achète à des agriculteurs fin 2017 quelques parcelles classées zone naturelle situées dans la commune où il est maire, soit environ trois hectares dotés d’un petit bois. L’idée est de permettre à son épouse Isabelle de réaliser son rêve de reconversion pour la retraite : lancer un jardin pédagogique et touristique à destination des enfants et seniors de la commune tout en offrant la possibilité de courts séjours sur place pour les passionnés de nature. Il est donc question de construire quelques maisonnettes pour l’hébergement des touristes, un hall d’accueil et une modeste loge de gardien pour garantir une présence permanente afin de s’occuper des jardins et des visiteurs. Imaginé en zone naturelle partiellement inconstructible, le projet nécessite donc une modification du Plan Local d’Urbanisme, modification que le Conseil de la comcom présidé par Jean-Luc Brault valide à l’unanimité fin 2018 après une enquête publique ayant donné elle aussi son feu vert. Isabelle Brault dépose ensuite une demande de permis de construire en 2019 auprès de la commune dont son époux est maire, permis qu’elle obtient dans la foulée.

Un projet à vitesse variable

Les travaux sont menés tambour battant et l’essentiel des bâtiments, potager, serres, vergers, fermette et ruches sont terminés en 2021, laissant à penser que le jardin pédagogique sera rapidement prêt à être ouvert au public. Pourtant, deux ans plus tard, en 2023, toujours rien. On ne trouve aucune trace du projet sur Internet, la mairie qui a changé de premier édile en 2022 n’est au courant de rien, aucune association ou société n’a été créé pour gérer l’activité du lieu, on ne trouve pas d’affichage promotionnel sur la propriété et aucune sortie pédagogique avec les élèves du coin n’avait été organisée au moment de l’enquête de France 3 fin 2023. Isabelle Brault justifiait alors cette regrettable mise au point mort par la crise du Covid, l’inflation et la situation géopolitique mondiale. Elle parle d’ailleurs de travaux qui restent encore à finaliser, d’où l’inertie, mais pas d’inquiétude, les choses avancent.

Cependant, malgré les contre-temps, le couple Brault ne se laisse pas abattre. En effet, les époux ont tout de même emménagé sur la propriété et ont fait construire une piscine, toujours selon France 3. Ils se laissent d’autant moins abattre que tout ceci constitue une jolie poire pour la soif en vue de leurs vieux jours, car acheter un terrain classé zone naturelle finalement rendu constructible, c’est la promesse d’une belle plus-value pour la SCI familiale en cas de revente.

Interrogé à plusieurs reprises par les journalistes de France 3, Jean-Luc Brault menace alors de porter plainte pour ce qu’il interprète comme de l’acharnement. Il répond d’ailleurs par courrier aux juges de la Chambre des Comptes en juillet dernier qu’il « déplore que la suspicion généralisée qui gangrène notre société puisse ralentir voire empêcher la réalisation de projets utiles aux habitants ». Et oui, c’est aussi ça le mal français, la jalousie et la réussitophobie.

Acharnement sur les entrepreneurs

Du reste, quelques semaines après les révélations de la presse, le Parquet de Blois a ouvert une enquête préliminaire pour y voir un peu plus clair et, fait assez rare, le Sénat a levé en juillet dernier l’immunité de Jean-Luc Brault, ouvrant la voie à de possibles auditions et à une garde à vue. Tout ceci, alors que le Conseil constitutionnel étudiait en parallèle la possibilité d’annuler l’élection de M. Brault dont les comptes de campagne avaient été invalidés.

Dernier épisode en date du feuilleton Brault, le rapport d’avril 2024 de la Chambre Régionale des Comptes que j’ai pu me procurer avant qu’il ne devienne public ce 6 décembre. Je ne résiste donc pas à la tentation de vous proposer une sorte de best-of des considérations des juges de la Chambre et des réponses de M. Brault par courrier interposé. Le rapport n’est pas à proprement parler consacré à l’affaire du « potager-gate » car il s’agit d’une évaluation du processus de fusion de cinq communes dans ce petit coin du Loir-et-Cher, processus qui compte du reste plusieurs points positifs mis en évidence par les magistrats. Mais comme M. Brault a été un des artisans de cette fusion, de longs passages pudiquement intitulés « des lacunes en matière de prévention des conflits d’intérêts » et « des procédures fragiles en matière de passation des marchés publics » mettent également la lumière sur d’autres aspects de la gouvernance municipale de l’ex-édile.

Verbatim

La liste à la Prévert des magistrats de la Chambre des Comptes…

« L’ancien maire [M. Brault] aurait ainsi pu, sur la base d’une déclaration volontaire, indiquer à la commune les intérêts qu’il détenait directement ou indirectement dans différentes entreprises notamment une SARL créée le 1er septembre 2006 (…) Mais le règlement intérieur adopté par l’assemblée délibérante ne comporte aucune disposition relative à la prévention des conflits d’intérêts des élus » (…)

« La chambre relève le recours récurrent à plusieurs entreprises. La société AQUALIA spécialisée dans le génie civil, a ainsi obtenu pour plus de 726 000 euros de marchés et bons de commande entre 2019 et 2022 (…) Un membre de la famille de l’ancien maire de la commune [M. Brault] est gérant associé majoritaire de cette société depuis le 30 décembre 2008 (…) un autre membre de la famille est également associé au sein de la société » (…)

Un «  marché de 2021 d’un montant de 571 961,60 euros TTC (aire de passage des gens du voyage) fut attribué à l’entreprise Eurovia mais sous-traité à l’entreprise AQUALIA, avec un acte d’engagement signé de l’ancien maire [M. Brault] alors que, depuis l’arrêté du 11 juin 2020, un adjoint au maire avait délégation pour signer cet engagement. Pour ce marché, il convient de relever que l’acte d’engagement signé par le titulaire du marché ne prévoit pas l’intervention d’un sous-traitant (…) ce qui constitue une irrégularité » (…)

« L’examen des bons de commande relatifs à la société AQUALIA révèlent que des bons de commande ont été signés par l’ancien maire [M. Brault] pour un montant de 9 909 euros TTC (…) des bons d’un montant supérieur à 40 000 euros HT ont été passés sans publicité ni demande d’autres devis. (…) Des bons ne comportent pas le tampon de la collectivité ou la qualité du signataire. Les bons de commande font partie des pièces justifiant l’engagement de la dépense. A ce titre, l’agent comptable doit être en mesure d’identifier celui qui engage la dépense et s’il a qualité pour le faire » (…)

« En outre, la société CISENERGIE, localisée à Blois et spécialisée dans les travaux d’ installation d’équipements thermiques et de climatisation, a également obtenu un peu plus de 475 000 € de marchés et de bons de commande au cours de la période contrôlée. Or, cette société a été créée par un membre de la famille de l’ancien ordonnateur [M. Brault] » (…)

« Un marché de 2019 d’un montant de 201 359,00 euros TTC (extension du poste de secours) fut attribué en partie (lot 6 de 55 103,33 euros) à l’entreprise CISENERGIE. Le signataire de la décision d’attribution est l’ancien maire [M. Brault]  » (…)

« Un marché de 2020 d’un montant de 1 248 546,29 euros TTC (gîte de Thenay) fut attribué en partie à l’entreprise CISENERGIE (lot 13 de 60 665 euros et lot 14 de 79 100 euros) par un acte d’engagement signé de l’ancien ordonnateur [M. Brault] alors qu’en principe, depuis l’arrêté du I I juin 2020, un adjoint avait délégation pour signer » (…)

« L’examen des bons de commande relatifs à la société CISENERGIE indique que des bons de commande ont été signés par l’ancien maire [M. Brault] pour un montant de 65 195 euros TTC » (…)

Et les juges de la Chambre Régionale des Comptes de conclure en synthétisant : « dans le cas d’espèce, il convient de relever que l’ancien ordonnateur [M. Brault] s’est retrouvé à plusieurs reprises au cœur du processus d’attribution de plusieurs marchés, pour certains entachés d’irrégularités, au bénéfice d’entreprises dont les dirigeants avaient un lien familial avec lui, l’absence de mesures pour s’en prémunir notamment le défaut de déport systématique est également notée ».

…et la réponse du sénateur Brault

En annexe du rapport de la Chambre des Comptes, on trouve la réponse de monsieur le sénateur, qui commence en toute décontraction son courrier par un « cher président », manuscrit :

« J’espère ainsi que vous me permettrez d’être à la fois plus bref mais aussi plus libre d’une réponse qui procède de 30 ans à la tête d’une entreprise et de plus de 20 ans à la tête de ma Commune. Le caractère franc et sincère de mon propos n’entend pas manquer au respect que je vous dois ».

Les dépenses engagées auprès d’entreprises liées à la famille de Jean-Luc Brault ? « J’en retiens que les marchés et bons de commande avec ces deux entreprises n’ont pas dépassé 4 % pour Aqualia et 2,5% pour Cisenergie du total des marchés et bons de commande passés par la commune sur la période objet de votre contrôle. Cela me paraît suffisant à établir le fait que ces deux sociétés n’ont pas été privilégiées. Le siège d’AQUALIA est [dans la commune]. Il me semblerait un comble de devoir par souci inattaquable, marteler des instructions pour qu’aucun marché ne lui soit confié. Mais j’irai plus loin. Ils ne m’ont jamais fait la moindre demande. Je ne suis jamais intervenu en leur faveur. Ils auraient été l’un et l’autre, furieux que je le fasse ».

Une lettre de son ancienne première adjointe qui évoque son conflit d’intérêts car son mari est un notaire qui travaille régulièrement pour la commune ? « La première adjointe, est citée dans vos observations parce que suite à sa lettre du 13 janvier 2021, je n’ai pas pris d’arrêté [concernant le conflit d’intérêts]. Je dois reconnaître lui avoir peu obligeamment indiqué, à réception de sa lettre, qu’elle m’ennuyait profondément. (…) malgré tout son talent, Madame n’était pour rien dans le choix de son mari. J’observe d’ailleurs que dotée d’un scrupule quasi notarial, elle s’est retirée de la commission d’urbanisme par sa lettre m’informant d’un possible conflit d’intérêts et s’est gardée de participer aux débats et aux votes relatifs aux dossiers d’urbanisme et patrimoniaux de la Commune ».

Le sujet du jardin pédagogique monté par son épouse ? « J’étais conscient qu’il fallait éviter tout mélange des genres, et que ce projet nécessitait la modification du PLU. Je me suis donc gardé toute intervention à son propos, que ce soit en tant que Président de la Communauté de Communes ou de la Commune (…) J’observe que le jardin a été reconnu comme jardin pédagogique et que plusieurs groupes (scolaires, résidents d’EHPAD et personnes en situation de handicap) l’ont déjà visité et ont marqué leur intérêt ». Le courrier de Jean-Luc Brault datant de juillet 2024 et l’enquête des journalistes de novembre 2023, les visites évoquées doivent dater du premier semestre 2024, malgré les travaux à terminer évoqués par Mme Brault.

Et le sénateur de conclure à son tour, avec panache : « J’ai toujours agi ainsi à la tête de la commune en faisant en sorte que les entrepreneurs y soient accueillis et qu’on leur mette les petits plats dans les grands car c’était la condition pour qu’ils s’implantent, se développent, créent des emplois. C’est grâce à cette politique qu’il y a aujourd’hui autant de feuilles de paye que d’habitants, voire davantage. Au terme de votre rapport, je reste fier du travail que j’ai accompli à la tête de la Commune. Je constate que si des améliorations restent à apporter mon successeur fait le nécessaire, à ce propos l’état financier de la commune, son endettement raisonnable démontrent pour le moins une gestion prudente et, au regard des investissements néanmoins réalisés, bonne. L ‘intérêt des [habitants] a toujours été recherché avec persévérance. La forme est chronophage et nuit parfois à la réalisation de l’intérêt général. Charles Péguy disait déjà de Kant qu’il avait les mains pures mais n’avait pas de mains ».


Voilà donc une savoureuse histoire dont on attend les éventuelles évolutions grâce au travail des enquêteurs de la Police Judiciaire de Blois. Peut-être aussi l’occasion pour le sénateur d’Indre-et-Loire Vincent Louault de dénoncer de nouveau l’attitude des magistrats dans leur propension à diligenter des enquêtes, lui qui avait vertement critiqué la Procureur de Tours qui avait fait procéder à un contrôle d’une exploitation agricole. En plus le monde est petit, Brault et Louault font partie du même groupe parlementaire au Sénat.

Commentaires

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  1. Attention Joséphine vous êtes sur la mauvaise pente !
    Grâce à “ces gens-là” la vie est belle la preuve : une friche à l’abandon est devenue un jardin d’Eden, des fiches de paye ( en surplus) volètent entre les arbres et le désherbage des sentiers pédagogiques se fait avec des produits naturels et vous, vous osez soulever le couvercle de la boîte à composter !
    Imprudente d’autant plus que nous ne savons pas (encore) qui sera le futur ministre de la Justice-Culture-Police.

  2. La communauté de communes de la Sologne des étangs mériterait d’y prêter la même attention.

  3. excellent article qui dévoile les us et coutumes de certains notables !!! félicitations Joséphine !!

  4. D’après le journal l’Equipe, on a aussi une affaire croustillante qui met en cause le maire de Chateauroux ci-devant ministre des sports à propos d’une casse auto. Josephine devrait nous conter ça en trempant comme à l’accoutumé sa plume dans le vitriol.

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