Le personnage de Limonov que Kirill Serebrennikov construit dans son film est plus l’idée qu’il s’en fait que son modèle réel. La vaste épopée qu’il raconte est d’abord visuelle, travail poussé de l’image et trouvailles techniques intéressantes. Le cinéaste ne cherche d’ailleurs pas à entrer dans la psychologie. Un film brillant mais sans réelle profondeur.
Limonov et son amie Elena. Photo Andrejs Strokins
Par Bernard Cassat.
On est loin d’un biopic. En suivant le personnage d’Edouard Limonov, de Kharkov dans sa jeunesse à Kharkov où il retourne vers la cinquantaine, Kirill Serebrennikov nous entraine dans une virevoltante équipée d’un homme se dressant contre tout, sorte d’anarchiste antisoviétique comme anticapitaliste, qui finit mal, au milieu d’une bande de nationalistes russes qu’il a rassemblés, fascistes déclarés et voyous manifestes. Les scénaristes se sont basés sur le livre d’Emmanuel Carrère, prix Renaudot en 2011. Carrère est d’ailleurs, dans le film, dans une scène étrange de discussion « politique » avec Limonov.
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Cette flamboyante dérive est montrée par Serebrennikov avec beaucoup de vigueur et d’invention. On sent que le cinéaste privilégie une subjectivité importante par rapport au récit complet. Certains moments sont étirés dans des séquences insistantes. Une soirée d’intellectuels à Kharkov, pleine d’alcool et de femmes, rappelle les films soviétiques. Mais son amie ouvre une porte pour entrer directement dans une autre soirée, à Moscou, beaucoup plus tard dans l’histoire. Serebrennikov a fait beaucoup de théâtre comme acteur et metteur en scène, et ça se voit.
Dans les rues du New York des années 80. Photo Andrejs Srokins
La sexualité un peu débridée du personnage pousse sa petite amie, à New York, à faire le mannequin très dévêtu. Les scènes new-yorkaises, qui s’étalent sur plus d’une décennie et sont d’ailleurs repérées par des titres, sortes de cartons intégrés à l’image, interrogent la ville des années sales, 70 et 80, où des grappes de sans-abris vivent sur les trottoirs. Sur la musique de Lou Reed, évidemment, le Wild Side of the Street. Limonov y développe une sorte d’éloge de la misère, glorifie tous ces paumés, va même jusqu’à des rencontres sexuelles avec eux. Impressionnant décor que celui des rues de la grosse pomme. D’ailleurs le réalisateur l’intègre au récit. Dans une séquence éblouissante d’énergie et de trouvailles visuelles, Limonov déchire des toiles écran, sort du décor et s’enfuit alors que l’image saisit l’envers du décor.
Chez un éditeur. Photo Alexey Fokin
Car il y a beaucoup de distanciation par rapport à l’image, travaillée parfois avec des graphismes ou une intervention informatique. Le résultat visuel est tout à fait original, et fait tout l’intérêt du film. Les gros plans insistés, les détails qui compliquent l’image (breloques, petits miroirs, vitrines) contrastent avec la rudesse des séquences soviétiques, lorsque Limonov, de retour dans son pays, va faire des conférences-signatures de ses multiples livres dans les usines. Ces contrastes appuient l’impression d’une vaste saga avec de nombreux épisodes.
Folie sur les toits de New York. Photo Andrejs Strokins
Pour incarner ce personnage hors norme, Serebrennikov a choisi un acteur anglais incroyable, déjà vu chez Todd Haynes (I’m not there) ou Jane Campion (Bright Star), Ben Whishaw. Il accentue sa ressemblance physique avec son modèle, mais surtout fait passer cette folie très russe d’aller jusqu’au bout de l’alcool, de la fête, de la chute aussi, de la provocation. La scène dans le studio de radio, avec Sandrine Bonnaire en intervieweuse, qui finit très mal, le montre largement alcoolisé, tel Charles Bukowski, faire un esclandre et quitter le studio. Ben Whishaw a construit son apparence et s’y tient, ce qui permet de le suivre dans cette épopée parfois un peu bouillonnante. Comme un gamin à la moue frondeuse, il fait passer ce personnage complexe qui frise constamment la folie avec brio, malgré un cabotinage jamais très loin.
Le film entier est sur le même fil, à la limite du surfait constant, de l’accumulation d’audaces, de provocations visuelles finalement superficielles. Avoir utilisé l’anglais constamment est très gênant. Mais ce travail se présente vraiment comme une production américaine. Le cinéaste, qui comme son personnage est retourné en Russie après l’avoir quittée, se glisse dans la rage de Limonov pour lui aussi taper un peu sur tout ce qui bouge. Brillant mais pas vraiment convaincant.
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