Quand les noms de rue font débat

« Quand le cœur d’un grand homme cesse de battre, on donne son nom à une artère » Pierre Daninos

Les rues portent souvent le nom de personnalités admirées et qui ont marqué leur époque. Mais que se passe-t-il lorsque dans le récit de ces figures apparaissent au fil du temps des zones d’ombre, lorsque certains actes considérés comme admirables ou glorieux hier, ne peuvent plus l’être aujourd’hui ? Faut-il repenser la façon dont nous baptisons nos rues ?

 



Par Jean-Paul Briand.


Les odonymes sont les noms que l’on donne aux rues, avenues, impasses, places et boulevards permettant leur repérage dans l’espace. Au-delà de cette vocation fonctionnelle, dénommer une rue est un acte porteur de sens qui se réfère aux récits dominants dans l’actualité de l’époque et qui contribue à façonner la mémoire collective. 

D’une logique fonctionnelle à un acte commémoratif et mémoriel

Depuis la loi 3DS, les maires et les conseils municipaux décident des odonymes. C’est souvent la mémoire individuelle des décideurs qui fixe ce que sera la mémoire collective dans l’espace public. Le nom choisi peut alors servir à légitimer une idéologie ou un groupe social. Il fut un temps où le nom des rues privilégiait l’aspect descriptif initié par les usagers eux-mêmes (rue de l’Eglise, place du marché, rue creuse) ou faisait référence à des valeurs symboliques (avenue de la République, place de la Liberté, …). Aujourd’hui le choix des odonymes s’oriente vers le nom de glorieux héros, de personnes méritantes ou bienfaitrices qui ont marqué leur temps et à qui les autorités technico-politiques en place veulent rendre hommage. D’une logique fonctionnelle, on est passé à un acte commémoratif et mémoriel.

Rendre plus visibles les femmes dans l’espace public

Le choix du nom d’une rue exprime des réalités politiques, culturelles ou sociologiques devenues parfois dérangeantes et contestables. « Un Homme sur deux est une femme » mais seuls 6 % des odonymes portent le nom d’une femme d’après le géographe Jean Rieucau. C’est sans doute que les choix se sont longtemps portés sur des « mâles héroïques » ou des célébrités masculines. Dans le cadre du plan égalité de la ville de Tours, la collectivité s’emploie à rendre plus visibles les femmes dans l’espace public. En mars 2022 une consultation « La rue est aussi à nous » a été lancée auprès des habitants et habitantes afin de proposer des noms de femmes pour les lieux publics. 54 voies et lieux publics ont mis à l’honneur des femmes illustres grâce à cette initiative renouvelée du 4 novembre au 20 décembre 2024. Une démarche similaire mise en œuvre également à Bourges où la ville multiplie les changements de noms de rues et bâtiments. Une volonté de féminisation de l’espace public intensifiée notamment avec la désignation de Bourges comme capitale européenne de la Culture 2028.

La pérennité de noms de rues peut être mise à l’épreuve

Beaucoup des personnages illustres choisis sont décédés depuis longtemps et leurs actions, bonnes ou mauvaises, sont oubliées. Néanmoins certains choix anciens témoignent de conflits mémoriaux profonds et douloureux non encore résolus. À la grande époque coloniale française, de nombreux noms rendent hommage à des personnalités aux agissements terribles. Aujourd’hui leurs illustres faits sont devenus des forfaits. Dans beaucoup de cités, il existe une rue Bugeaud, cet ancien gouverneur de l’Algérie de la période coloniale, célèbre pour ses mortelles « emfumades ». Plus récemment, le conseil municipal de Toul (en Meurthe-et-Moselle) a dû ériger en catimini une statue du général Marcel Bigeard, grand résistant et héros malheureux de la bataille de Diên Biên Phu, accusé d’avoir pratiqué la torture pendant la guerre d’Algérie. La Ligue des droits de l’homme (LDH) désapprouve ce monument et estime que ce personnage symbolise les « pires méthodes d’interrogatoires des prisonniers vietnamiens et algériens ». 

La pérennité de noms de rues peut être mise à l’épreuve face à des révélations qui font d’un personnage exemplaire un être aux agissements douteux. Il en est ainsi pour l’Abbé Pierre. Suite à des accusations d’agressions sexuelles portées à son encontre, une campagne est en route afin de débaptiser les rues, places ou autres monuments à son nom. Après avoir été glorifié il risque d’être condamné, comme dans la Rome antique, à la « damnatio memoriae » et banni de la mémoire collective. 

Des processus de dénomination des rues inclusifs

Pour ne pas revenir aux vocables descriptifs et pour sortir de la phase des appellations politiques souvent polémiques et contestables, des processus de dénomination des rues inclusifs, plus justes, moins militaro-centrés, sans culte du « grand homme » et plus transparents, grâce à une participation citoyenne élargie, doivent devenir la règle…


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Commentaires

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  1. L’Abbé Pierre a fait beaucoup, résistant, fondateur d’Emmaüs.
    Ses agissements à l’encontre de femmes sont le fait d’un malade.
    On ne peut gommer son action positive et le cacher.
    Surtout à l’heure ou un parti fondé par des personnages de la collaboration tient le haut du pavé !

  2. Merci pour ce bon article.
    Qu’il me soit permis une suggestion : en France on ne rend pas souvent hommage à des inventeurs, créateurs d’entreprise qui deviennent parfois des industriels employant des milliers ou des dizaines de milliers de personnes. Ce ne serait pas une mauvaise idée de leurs donner des noms de rues, places ou ponts comme d’autre pays le font, à la place de pseudos saints.

  3. Ah il faut rendre hommage au patron maintenant en plus ? Ca ne leur suffit pas de voler la plus value de notre travail ?

  4. @Bernard ce ne sont pas les agissements d’un malade mais des violences systémiques encouragées par l’église qui n’a rien dit…
    Et bien sur que cela mérite que l’on débaptise les rues et places à son nom, rien que par respect pour les victimes.

  5. @Gérald
    Votre commentaire est en attente de validation.

    Et alors pourquoi pas . Avez vous créé votre emploi ? Si oui comme indépendant, commerçant, artisan, agriculteur. Bravo . Mais sinon si vous avez travaillé dans le privé, il se peut et cela se produit assez souvent que ce soit l’ingéniosité, l’invention ou tout le soin de votre employeur qui ait permis le développement de l’entreprise et la multiplication des emplois et non votre simple présence. Chaque personne a sa valeur mais il y en a beaucoup pour lesquels ce que vous appelez “la plus value” est assez limitée. Et si l’employeur repère une vraie plus value chez un salarié, s’il n’est pas ennemi de l’intérêt de l’entreprise , et bien l’employeur l’augmente, le forme, lui propose des responsabilités nouvelles, lui donne des avantages pour conserver un vrai talent dans son entreprise et parfois même il l’associe à l’entreprise pour assurer sa continuité.

  6. La bataille des odonymes n’est pas récente ! Dès la Révolution on a débaptisé maintes places ou rues au nom à caractère royaliste ou religieux (place de la Concorde au lieu de place Louis XV, place des Vosges au lieu de place Royale pour ne prendre que les cas les plus célèbres). Le mouvement s’est accéléré sous la IIIe République et les luttes entre cléricaux-monarchistes et républicains : dès qu’une municipalité était conquise par les républicains, on avait très vite une avenue ou un boulevard Gambetta, puis Jaurès quand, après 1914, les municipalité viraient au rouge ! Bien souvent, surtout dans les années 1880-1914, ces noms républicains, presque exclusivement masculins effectivement, remplaçait des noms de voies à connotation religieuse (Sainte-X, Sacré Cœur…) issus de la coutume, de la présence de lieux de culte, etc.
    En tout état de cause, attribuer un nom de personnage, quel qu’il soit, à une rue est toujours un acte politique (si on veut éviter tout risque d’interprétation politique, on tombe vite dans les bleuets et autre myosotis). Et c’est un acte politique daté, en fonction du moment où ce nom est attribué.
    Faut-il dès lors débaptiser une rue quand le personnage ne plaît plus, quand les mérites qu’on lui attribuait deviennent des tares ou qu’un côté sombre apparaît ? La réponse n’est pas si simple.
    D’une part il y a un risque de “valse des étiquettes” selon les modes du moment, souvent bien éphémères, voire selon les variations de la couleur politique d’une municipalité.
    D’autre part et surtout, est-il bon d’effacer l’histoire, quelle qu’elle soit ? N’est-ce pas une facilité, pour ne pas dire une lâcheté, que d’occulter ou de tenter d’effacer de la mémoire et de l’espace public un personnage, un évènement, au prétexte que l’on découvre ses défauts ?
    S’il s’agit exclusivement d’honorer, de rendre hommage, alors, oui, il faut parfois déboulonner certaines plaques – mais dans quelle limite, les hommes ou femmes parfaits étant bien rares ?
    S’il s’agit de signaler à la mémoire collective le rôle, l’importance qu’a eu telle femme ou tel homme en son temps, la perception qu’en ont eu ses contemporains, alors il convient d’être prudent et ne pas céder à l’émotion, à la mode. Ni en baptisant un peu rapidement, ni en débaptisant tout aussi rapidement.

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