Dans un film brillant, Sean Baker reprend un de ses thèmes favoris. Anora vend son corps pour vivre. Des séquences baroques de ce monde de paillettes installent le film, qui tourne ensuite en une poursuite burlesque hilarante. La fin sera évidemment moins drôle. Palme d’or à Cannes, Anora instille de la profondeur dans des personnages superficiels qui deviennent intéressants.
Anora dans son monde. Photo Anora Productions, LLC
Par Bernard Cassat
Pour faire patienter, les distributeurs avaient sorti cet été ses premiers films. Magcentre en avait parlé. Et voilà donc la palme de Cannes 24 qui sort cette semaine, Anora de Sean Baker.
Le personnage principal, une belle jeune femme, vit de son corps en travaillant dans une boite de nuit assez baroque de Brooklyn. Danseuse, ou escort, ou fille d’accueil. De toutes façons, pour les autres, une prostituée. Ce qu’elle est aussi. Thème assez récurrent dans le travail de Baker, la situation d’Anora dite Ani la place tout de suite du coté des femmes pauvres et exploitées. Qui aime bien l’argent, évidemment. Lorsque les billets se glissent sous les élastiques de son string, elle est prête a tout pour en avoir plus. Les premières séquences décrivent bien ce travail, en montrant sans ostentation ce milieu de call girls, l’énergie qu’il faut y mettre, l’esquive discrète face à des brutes, ce monde de paillettes et de fric que Baker nous restitue magnifiquement. Et son histoire avec Ivan, un jeune russe richissime et plutot pas mal, va l’emmener très loin.
La virée à Las Vegas. Photo Anora Productions, LLC.
D’abord chez lui, une villa de Coney Island, la Little Russia de New York. Une villa déraisonnable de milliardaire russe. Puis à Las Vegas avec un groupe d’amis d’Ivan pour mener la grande vie. Et se faire demander en mariage par Ivan. Elle accepte. Ils reviennent donc de Vegas mariés. Elle s’installe chez lui.
A partir de là, tout se dérègle, comme il fallait s’y attendre !
Le mariage à Vegas. Photo Anora Productions, LLC.
Un prêtre arménien est chargé par la famille russe de surveiller Ivan. Il va évidemment intervenir. Le film dans cette deuxième partie change de ton et travaille dans le grotesque. Un duo de petites mains (ou de gros bras) forment un couple de losers burlesques et pitoyables. Leur patron curé tremble devant les représailles de la famille russe. Ivan s’échappe et une course absurde et hilarante dans New York occasionne des situations incroyables, dans l’esprit des frères Coen. Sean Baker mène tout cela tambour battant dans de très belles images de film d’action. Entrecoupées de dialogues absurdes qui transforment ces séquences en un regard amusé et assez jouissif sur le cinéma américain main stream, les films de gangsters, dont il prend le savoir faire et l’énergie pour en rire. Comme une signature pour marquer sa position quasi politique.
Rattrapé par ses poursuivants. Photo Anora Productions, LLC.
Après avoir cassé beaucoup de choses pour rien, le trio arménien retrouve un Ivan prêt à rentrer dans l’ordre de sa famille. Anora est piégée. Les riches gagnent toujours.
Une troisième partie, suffisamment longue pour apporter du sens, va clore le film. Un très beau rapprochement des deux personnages bernés par cette histoire, qui retournent à leur condition d’exploités. Igor le Warrior, comme il le dit lui-même, et Anora la profiteuse qui a perdu la partie dans ce jeu avec l’ennemi de classe, en empochant tout de même au passage un petit paquet. Il y a, dans la voiture minable de la grand-mère, un échange quasi dostoïevskien, la pute et l’assassin qui rêvent d’un amour salvateur, un échange qui donne tout son poids à la démarche de Sean Baker.
Ambiance folle! Photo Anora Productions, LLC.
Il fait du cinéma indépendant avec suffisamment de moyens pour jouer dans la cour des grands américains. Et tient son rôle de critique brillant, amusé mais aussi conscient de participer à ce monde si ambigu. Son casting nous fait découvrir des acteurs excellents, Mikey Madison la première, une vraie révélation, suffisamment mystérieuse pour faire passer toute l’ambiguité de sa situation avec Ivan.
Le rythme toujours cassé par des aspects très terre à terre, la folie des personnages et la brillance des images font mouche. L’humour apporte à l’histoire pourtant assez glauque une énergie prenante. Aucun personnage n’est défendable, et pourtant ils créent une certaine empathie. Sean Baker l’air de rien remplit cette histoire ténue de détails qui amènent une profondeur inattendue. C’est toute la force de son cinéma, s’attacher à des personnages pour tenter de comprendre leur fonctionnement. Et nous retranscrire cette démarche avec brio.