Marguerite Yourcenar, de chair et de sang

Marguerite Yourcenar qualifiait elle-même sa relation avec Jerry Wilson de roman noir. Avec Un autre m’attend ailleurs (éditions La Martinière), Christophe Bigot est le lauréat 2024 du prix Geneviève Moll. Sa biographie romancée reste en lice pour six autres prix littéraires d’automne. Écrite sur une base très documentée, elle redonne une dimension humaine à ce monument de la littérature.

Christophe Bigot raconte la dernière passion amoureuse de Marguerite Yourcenar, dans une brillante biographie romancée



Propos recueillis par Izabel Tognarelli
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Vous êtes lauréat 2024 du prix Geneviève Moll de la biographie. Votre roman figure dans la sélection du prix Renaudot en catégorie essais ; du prix Décembre et du prix Jean Castel. Il est par ailleurs dans la dernière sélection des Deux Magots ; dans la deuxième sélection du prix Femina et reste aussi en lice pour le Femina des lycéens : c’est un phénomène éditorial ! On vous a connu avec des romans autour de la Révolution française : ce livre marque un tournant dans votre carrière littéraire.

Ce livre vient de très loin. Quand on écrit, on ne peut pas, de façon préméditée, faire un plan de carrière. Si j’avais pu rencontrer plus tôt l’intérêt que suscite ce livre, je ne m’en serais pas privé, car c’est un peu un chemin solitaire. Yourcenar a toujours été mon modèle pour écrire l’histoire. Plus exactement, j’avais deux modèles. Pour le souci de l’exactitude et de l’exploration de l’intériorité humaine, qui arrache le roman historique à la dimension du « roman en costumes » – il faut que cela aille plus loin – c’était Yourcenar. Mon autre modèle a toujours été Dumas, sur lequel j’ai travaillé pour ma thèse. Dumas était pour moi la machine romanesque, avec le sens du rythme et du récit. Dans mes textes, je pense trouver un équilibre entre les deux. La dramatisation, c’est Dumas ; l’exigence, l’ambition du propos, c’est Yourcenar.

Votre travail préalable à cette biographie romancée a été considérable : vos personnages vous ont-ils hanté ?

Complètement, je n’en dormais plus ! Je vivais avec Marguerite Yourcenar ! J’ai travaillé dans une concentration et une continuité presque absolues, alors même que j’ai un métier très prenant. J’ai ouvert mon manuscrit absolument tous les jours, ne serait-ce que pour changer une virgule. Il n’y a pas eu de périodes de latence. Et je continuais à faire des modifications tout en écrivant : j’étais dedans en permanence. J’avais une espèce « d’arrière-boutique », comme dit Montaigne, très encombrée de ces figures, de leurs voix, de leurs parcours, de leurs lieux. Je suis retourné à Bruges il y a environ un an, au moment où je terminais le premier jet. Je suis également retourné sur les bords du lac Majeur. Mais même sans aller physiquement sur les lieux, j’habitais un espace mental autre. C’est souvent le cas quand on écrit un livre. J’étais en totale immersion, c’était charnel, et mes lecteurs me disent qu’ils ont l’impression d’être avec mes personnages.


Avez-vous été surpris par Marguerite Yourcenar telle que vous l’avez découverte ?

Bien sûr ! Pour moi, elle incarnait une sorte de statue de marbre de la littérature, une figure très imposante. J’ai été extrêmement surpris par beaucoup d’aspects de sa personnalité que j’ignorais. Cela m’a amené à regarder autrement les archives et à percevoir les failles, dans le bon sens du terme. Par exemple, quand elle parle, elle est toujours dans la quête de séduction de son auditoire. À présent, je trouve cela très frappant. Elle a les yeux qui bougent, car elle vérifie qu’on l’écoute et qu’elle subjugue. Tout cela s’explique par un aspect très malicieux : j’ai retrouvé la petite fille en elle, dans ce corps et ce visage de vieille femme, une petite fille qui aime aussi subjuguer son auditoire, et qui était sans doute d’une maturité exceptionnelle pour son âge. Donc oui, je l’ai vraiment découverte sous un jour nouveau, avant de la restituer comme telle.

Lequel de vos personnages vous a le plus étonné, ou bien perturbé ?

Je dirais Jerry dans la mesure où il reste un personnage assez opaque, et que mon ambition était de lui offrir une complexité ; de le rendre plus humain, à défaut de plus sympathique. Les biographies consacrées à Marguerite Yourcenar le décrivent de façon unanime comme un personnage haïssable, qui s’est comporté comme un gigolo, qui a traîné Marguerite Yourcenar dans la boue. Pour moi, le travail du romancier consiste précisément à montrer qu’il y a un dénominateur commun à toute l’humanité et qu’il faut essayer de le retrouver. Je savais que Jerry avait été en révolte par rapport à son milieu d’origine, au racisme des Blancs dans les États du sud des États-Unis. Dans son milieu, évangéliste, il y a une grande intolérance à l’égard de la liberté sexuelle : il a sans doute été un adolescent révolté. Quelque chose en lui peut expliquer –sans le justifier – la violence dont il est capable. Mais des zones d’ombre demeurent. Puis arrive ce moment où il entre dans un statut de victime, vis-à-vis de Daniel. Ce personnage-là reste une figure symbolique – des amis de Marguerite Yourcenar l’ont appelé « l’Ange de la mort » – qui garde une sorte de pureté au sens chimique du terme : il est univoquement noir, il n’y avait rien à creuser. Sa fonction est d’être un agent de destruction.

Une biographie qui donne envie de se replonger dans l’œuvre, magistrale entre toutes, de Marguerite Yourcenar – photo Izabel Tognarelli

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L’épisode, effarant, à Venise montre Marguerite Yourcenar en pleine vulnérabilité : qu’avez-vous ressenti à ce moment-là ?

Beaucoup de compassion et de révolte au regard du mal qui lui est fait. Mais plus techniquement, en tant que romancier, je me suis demandé comment j’allais rendre cette scène, par ailleurs documentée. Josyane Savigneau parle de cette altercation, du passage de la violence verbale à la violence physique, sans en spécifier la teneur ; et Marguerite Yourcenar écrit, après coup, dans ses carnets, ce qui s’est passé. Je savais que cette scène avait eu lieu sur le quai des Zattere, à Venise. Il fallait que je dise quels types de coups. J’ai imaginé – c’est ma liberté de romancier, qui part toujours d’une intuition – que la langue de la violence est une langue primitive. Quand il est en crise, sous l’emprise de la drogue ou de l’alcool, ça se passe en anglais. Ce qui crée en même temps une sorte de filtre et de mise à distance, par rapport à la violence verbale.


Cela ressemble à ce qui se passe dans les violences conjugales, des conjointes ou conjoints qui trouvent toujours une excuse à leur agresseur, et qui reviennent malgré les coups.

C’est tout à fait cela, elle est dans une relation qui repose sur un phénomène d’emprise. Dans le cadre de mon travail, je ne porte aucun jugement sur mes personnages, mais à titre individuel, cette violence me révulse ; la passion me révulse, ce n’est pas du tout ma conception de l’amour. C’est très loin de moi. Ce qui n’empêche pas d’avoir une curiosité humaine – pas au sens malsain du terme – et une empathie. Les failles de ces personnages, au lieu de les salir, nous les rendent plus proches et plus humains.

Une autre chose frappe chez Yourcenar, c’est son caractère extra-lucide, que l’on note notamment en Égypte, sur le site d’Antinoé.

Elle disait qu’elle ressentait les vibrations des pierres, des lieux historiques. Là-dessus, j’ai plus de mal, car je suis moins imprégné de culture antique qu’elle. Quand on parle de la Révolution, je pense toujours aux exécutions massives quand je passe sur la place de la Concorde ou du côté de la barrière du Trône. La Conciergerie me fait toujours frissonner ; de même que les lieux où se sont déroulés les massacres de Septembre. Marguerite Yourcenar a cette extralucidité. La scène sur le site d’Antinoé a été racontée plusieurs fois par l’égyptologue Jean-Luc Corteggiani. Ce n’est pas inventé. C’est un moment complètement fou. Quand j’ai découvert l’existence de ces moments-là de sa vie, je me suis dit qu’il fallait en faire des scènes de roman. Cela nous dit beaucoup de choses sur sa personnalité, sur son rapport à son œuvre, à ses personnages : elle vit toujours dans l’imaginaire des romans qu’elle a publiés des décennies auparavant. Elle est entièrement dedans : elle parle à Zénon ; elle se prend pour l’empereur Hadrien ; il n’y a plus de frontière entre la vérité et la fiction.


Ces personnages, qui vous ont « hantés », sont-ils repartis ?

Oui ! À la différence de Marguerite qui vit avec ses personnages toute sa vie, les miens restent dans les livres que j’ai écrits. Je repense à eux de loin en loin et ils font sans doute partie de moi, mais cela s’éloigne inexorablement… et sans regret.

 

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