Tours, ville-étape du projet d’extrême droite du milliardaire Pierre-Édouard Stérin ?

[Enquête] Souvenez-vous, il y a un peu plus d’un an, débarquait à Tours la « Nuit du Bien Commun », sorte de gala caritatif empli de positive attitude organisé afin de lever des fonds pour des associations qui s’investissent pour de bonnes causes. Handicap, isolement social, pauvreté, maladie, difficultés scolaires, mal-logement, insertion… que de nobles et légitimes combats.



Par Joséphine


Et pourtant, en creusant un peu, on se rendait vite compte que les organisateurs de cette soirée avaient aussi en un agenda politique, culturel et religieux, comme je le montrais d’ailleurs dans une enquête publiée à l’époque par Magcentre. Hasard du calendrier, quelques jours après la seconde édition tourangelle du gala, les preuves concrètes de cet agenda – secret – ont été fournies par le journal l’Humanité.

Le projet Périclès

Dans une série d’articles publiée en fin de semaine dernière par l’Humanité, on pouvait commencer à mesurer l’ampleur du projet politique au long cours porté par Pierre-Edouard Stérin, richissime fondateur de la Nuit du Bien Commun. Des journalistes ont pu se procurer un document de travail qui clarifie le plan d’action du milliardaire-politicien, plan répondant au doux acronyme de Périclès : Patriotes, Enracinés, Résistants, Identitaires, Chrétiens, Libéraux, Européens, Souverainistes.

Et les choses y sont pour le moins claires : « Notre projet découle d’un ensemble de valeurs clés (liberté, enracinement et identité, anthropologie chrétienne, etc.) luttant contre les maux principaux de notre pays (socialisme, wokisme, islamisme, immigration). Pour servir et sauver la France, nous voulons permettre la victoire idéologique, électorale et politique. Pour cela, Périclès prévoit de déployer environ 150 millions d’euros sur les dix prochaines années via le financement ou la création de projets ».

On ne parle pas ici d’idées en l’air ou d’une marotte de bourgeois qui s’ennuie, tout est pensé en amont et explicité avec la froideur d’un business-plan. Politiquement, il s’agira de « Faire la différence lors des élections d’ici à deux ans/Identifier les élections prioritaires sur lesquelles agir et déterminer quels candidats alignés (vision commune et ouverte à l’union) ont le plus de chance de victoire/Former au combat électoral ces candidats (stratégie, communication, choix des thèmes) /Mettre à leur disposition tous les outils nécessaires (big data, médias, ressources humaines, financement) ». Mais aussi de « permettre l’exercice réussi du pouvoir dès la prochaine échéance/Mettre à disposition un programme cohérent et global (think tank, livre blanc pour les municipales, shadow cabinet)/Construire une relation de confiance avec tous les leaders de la droite de demain pour les faire travailler ensemble en cas de victoire électorale/Fournir une réserve d’hommes de pouvoir prêts à servir à tous les postes clés (cabinets, structures parapubliques, haute administration)/Développer les réseaux relais nécessaires (médias, finance, organismes internationaux) ».

Et pour arriver à ces objectifs, Stérin considère que la meilleure stratégie réside dans l’union des droites, idée lancée il y a 15 ans par Patrick Buisson, influent conseiller de Nicolas Sarkozy et artisan de la victoire de ce dernier à la présidentielle de 2007, victoire obtenue en allant draguer l’électorat d’extrême-droite. Sauf que de nos jours, ce n’est plus la droite libérale à la papa qui est le centre de gravité de cette union mais bel et bien le RN. Il conviendra donc selon Stérin de « permettre au Rassemblement national (RN) de transformer ses derniers succès électoraux en victoire aux municipales 2026/Équiper l’état-major du RN d’un plan structuré sur trois ans avec des objectifs précis/Étudier de manière statistique les villes de plus de 3 000 habitants ayant le plus de chance de succès en analysant la couleur politique et l’ancienneté du maire en place, les résultats de Marine Le Pen au second tour des présidentielles et ceux du candidat RN local aux législatives de 2022 ». Et on ne plaisantera pas sur les moyens mis en œuvre : 150 millions d’euros et 50 embauches à plein temps seront mis sur la table d’ici 2032.

Les nouveaux apprentis sorciers des droites extrêmes

Pierre-Edouard Stérin, la tête pensante du projet, moins célèbre que son alter-ego Vincent Bolloré – avec qui il collabore – n’en est pas à son coup d’essai. 50 ans, passé par une école de management puis par les salles de marché de la Société Générale, il évolue ensuite dans tout un tas de business liés à Internet avant de faire fortune avec le site La Fourchette et de monter son fonds d’investissement – Otium – tout en gérant quelques boîtes, dont Smartbox et des médias de niche comme Néo ou Le Crayon. Sa fortune a été multipliée par 10 depuis 2017, estimée désormais à près d’un milliard d’euros, faisant de lui l’un des 110 hommes les plus riches de France. Enfin, « de France », c’est une façon de parler car ce grand patron s’est installé en Belgique en 2012 pour échapper aux impôts sur les plus-values. Stérin se dit ouvertement libertarien, opposé à toute intervention de l’État dans l’économie – notamment fiscale, on a bien compris – et il s’affiche avec des figures de l’extrême-droite telles Marion Maréchal-Le Pen ou Eric Zemmour ainsi qu’avec la frange la plus catho-réac de la classe politique, comme François-Xavier Bellamy ou Bruno Retailleau. Catholique militant, Pierre-Edouard Stérin a fait scolariser ses cinq enfants à la maison. Il organise aussi des soirées-débat qui brassent entrepreneurs, personnalités catholiques et figures politiques issus de la droite dure. Notre start-uper catho a même été l’un des principaux associés de la société de promotion immobilière qui avait projeté de construire un lotissement pour familles chrétiennes traditionalistes à l’Île Bouchard en Sud-Touraine.

Ainsi, le projet politique de Stérin mûrit depuis 2017, date à laquelle lui et quelques amis de la sphère réac’, aristo et catho tradi montent la « Nuit du Bien Commun », cette fameuse soirée caritative qui essaime un peu partout en France et qui est arrivée à Tours l’an passé. En 2021, la nébuleuse Stérin grandit et le Fonds du Bien Commun voit le jour, « organisation philanthropique comprenant un fonds d’investissement, un fonds de dotation et un incubateur. [Le fonds] investit dans des entreprises à impact, crée des projets entrepreneuriaux, soutient des associations et délivre un accompagnement stratégique ». La Nuit et le Fonds du Bien Commun sont donc en réalité la façade fréquentable d’un projet plus large dont il convient de mettre en avant une prétendue nature « apolitique et areligieuse ».

Le Fonds du Bien Commun est dirigé par Alban du Rostu, jeune homme qui « a travaillé pendant huit ans dans le conseil chez McKinsey & Company et dans la finance, en France et aux États-Unis. Il est diplômé de l’ESSEC et de Sciences Po Paris où il enseigne la stratégie d’entreprise. Alban est engagé auprès des personnes de la rue ». Son adjointe est Isaure de Zélicourt, « diplômée de la LSE et d’HEC, elle a été consultante en conseil chez Roland Berger puis Chief of Staff pour la startup Pigment. Isaure est engagée auprès des jeunes du patronage de son quartier ». Alban et Isaure sont accompagnés par un directeur Culture et Patrimoine, Alexandre d’Andoque, « diplômé de Saint-Cyr et de Sciences Po, ayant occupé de nombreux postes au ministère des Armées et notamment dirigé le musée de l’Armée aux Invalides. Il est engagé dans plusieurs associations de sauvegarde et mise en valeur du patrimoine ». Le sabre et le goupillon. Et le capital.

La Nuit du Bien Commun, de son côté, est désormais administrée par François Morinière, un ancien du catholiquissime Collège Stanislas et de l’École de Commerce Supérieur de Paris. Il a été directeur général de l’Équipe, administrateur de diverses holdings familiales et groupes d’éditions catholiques, animateur de cercles de discussions chrétiens autour de l’entrepreneuriat et administrateur de la Ligue de Football Professionnelle et du comité d’audit des J.O. de Paris. Morinière s’est également spécialisé dans le business du vin et a pas mal d’influence dans le monde des médias et des corporations d’éditeurs.

Plus largement, la Nuit du Bien Commun bénéficie d’un réseau bien structuré avec des très proches de Stérin, comme Stanislas Billot de Lochner, lui aussi issu d’une école de management. Ce dernier se présente comme « serial-entrepreneur chrétien », rejeton d’une famille aristocratique, son père est un ancien banquier devenu président d’associations et de think-tanks proches de l’Opus Dei et de Civitas, défendant les racines chrétiennes de la France. Billot de Lochner est engagé avec son épouse dans l’utilisation de ce nouveau média qu’est Internet pour développer la foi catholique, fondant il y a quelques années le site Obole, une start-up de levée de fonds liée à la ChurchTech et à la digitalisation des dons faits à l’Église. Mais la Nuit du Bien Commun peut aussi compter sur des partenaires plus éloignés, comme les médias issus du groupe Bolloré qui ne cache plus ses ambitions politiques et religieuses depuis la reprise de Cnews, C8, le JDD, les Relais H et Europe 1. On a aussi Denis Duverne, président du CA d’AXA, grand philanthrope à ses heures perdues, investi dans l’enseignement catholique. On retrouve également dans ces réseaux la vieille aristocratie française, dont le Prince Louis de Bourbon, prétendant au trône de France (sic), des associations vendéennes liées au Puy du Fou, des personnalités issues des Armées et des organisations catholiques comme par exemple Caritas, spécialisé dans l’action caritative chrétienne.

Et maintenant ?

2024 sera donc l’année de l’envol politique du projet Périclès : « Après quelques mois d’incubation, [il faut] rendre Périclès indépendant du Fonds du bien commun sous douze mois afin de permettre une pleine liberté d’action pour Périclès et protéger le Fonds du bien commun aux plans légal et réputationnel ».

Prenant aussi exemple sur la stratégie de Steve Bannon aux États-Unis, grand manitou de la droitisation du Parti Républicain, Périclès prévoit de se doter d’un institut de sondage, d’un service spécifique afin de mener « une guérilla juridique » et de think tanks, notamment ceux lancés par Charles Millon et Charles Beigbeder, figures historiques de l’union des droites. Mais il sera aussi question de faire émerger une nouvelle génération de dirigeants et d’administrateurs formatés par l’idéologie portée par Stérin et ses amis. Ainsi est lancé Politicae, site en ligne qui a l’ambition « d’aider les citoyens à s’engager dans la vie politique de leurs communes et soutenir les élus vertueux dans leurs élections 2026. Indépendamment des partis politiques, nous offrons des clés pour comprendre les mécanismes de la politique locale et les moyens d’agir pour le bien commun. Notre équipe d’élus, de juristes et de professionnels de la communication propose des conseils gratuits. Ainsi que des articles de références, des publications et des formations en ligne, pour les candidats aux élections municipales ». Là encore, l’union des droites sous une façade apolitique est au programme. Politicae est d’ailleurs dirigé par Antoine Valentin et par Raphaël Cognet. Le premier est maire d’une petite ville de Haute-Savoie, récemment investi aux législatives par Eric Ciotti, le RN et Reconquête. Le second est le sulfureux maire de Mantes-la-Jolie, aux méthodes autoritaires, ancien LR désormais sans étiquette, mais prêt à travailler avec toutes les sensibilités de la droite sur sa commune.

Au-delà de cette formation initiale des futurs élus, Périclès entend « identifier pour chaque poste les talents compétents et alignés en s’appuyant sur les réseaux du Fonds du bien commun, d’Otium, de think tanks alliés, etc. /Former ces talents en vue de l’exercice du pouvoir local et national/Mettre en réseau ces profils et les fidéliser pour s’assurer de leur engagement le jour J via rencontres formelles/informelles, comités, groupes de travail, shadow cabinet, etc. /Présenter ces profils aux dirigeants politiques de demain ». Il faudra « systématiser le recensement des profils via un CRM (Customer Relationship Management) et les catégoriser par thématiques/postes clés avec un objectif de 50 par mois, en lien avec le Fonds du bien commun/Avoir identifié et mis en relation plus de 50 % des talents requis ». Quand la politique devient une affaire de DRH, en somme.

Et Tours dans tout ça ?

On comprend donc que le système Stérin repose sur une sorte d’emboîtement de filets au maillage de plus en plus fin afin de repérer les « talents » de la droite unie de demain, alignée sur des valeurs réactionnaires et sur une approche économique de libéralisme orthodoxe. Ainsi, la Nuit du Bien Commun, sous ses airs bon enfant est aussi un formidable terrain de chasse pour prendre des contacts localement dans les milieux économiques, associatifs et politiques.

Et à Tours, Périclès a de quoi faire pour préparer cet avenir ultraconservateur. Car avec une droite en pleine recomposition, tiraillée entre sa frange Macron-compatible d’Horizons, sa frange LR-canal historique qui fond comme neige au soleil et quelques électrons libres, tous les scenarii sont possibles. D’autant plus dans un contexte où certain.e.s ont déjà franchi le Rubicon, à l’image de Lionel Béjeau et de Françoise Amiot, tous deux issus de l’ancienne majorité municipale de 2014 à 2020. Le premier est parti au RN, la seconde a rejoint Reconquête après un crochet par LREM. Et cela ne fait probablement que commencer, les appétits pour récupérer l’électorat lepéniste ne peuvent que grandir après la Jordan-mania qui a considérablement fait monter les scores de l’extrême-droite à Tours, autour de 15%.

Et c’est peut-être là une des raisons de la présence de nombreux politiques de droite lors de la Nuit du Bien Commun qui s’est déroulée à Tours le 18 juin dernier. On y a aperçu l’ex-macroniste désormais difficile à situer Céline Delagarde, mais aussi Mélanie Fortier, passée du PRG à Horizons et qui ne cache pas ses ambitions pour les municipales 2026. On y a également vu Brice Doisneau, très droitier conseiller départemental de Tours Nord, assis tout devant. Et puis, au premier balcon, Thibault Coulon, ex-LR connu pour sa proximité d’autrefois avec Christine Boutin et la Manif pour Tous, également issu du monde des affaires, lui qui est directeur des partenariats chez Sopra-Steria, une grosse entreprise de services du numérique et de conseil en transformation numérique. Par contre, il semble que Cécile Chevillard, conseillère municipale et départementale LR, ne soit pas venue, elle qui avait fait un discours remarqué l’an passé lors de la première édition de la Nuit du Bien Commun, remarquée aussi localement pour ses convictions anti-avortement et pour avoir marrainé la candidature d’Eric Zemmour à la présidentielle 2022.

Notons enfin pour comprendre l’intérêt que Périclès porte à Tours, la présence d’un milieu catho-tradi local assez influent, structuré autour de la fraternité Saint Pie X, de certaines églises traditionalistes dont Saint-Grégoire des Minimes, ainsi que d’écoles hors contrat, notamment la Sainte-Face ou le groupe scolaire Carlo Acutis.

Autant d’indices pour suivre avec intérêt la suite des opérations du Saint Esprit dans les prochains mois…


Sources :

 

Commentaires

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  1. Très bon billet

    Effectivement il y a bien une différence civilisationnelle entre la droite et la gauche…

    Mais pourquoi avez vous tant de haine et rejet vis à vis de la droite et de l’histoire de France

    Pourquoi vouloir imposer le wokisme, la destruction des valeurs qui ont fait la France, son histoire, sa culture, sa gastronomie et son rayonnement ?

    MM Bollore et Sterlin sont de droite, pas d’extrême droite ou alors le Général de Gaulle était d’extrême droite…

    Reconnaissez que même si cela vous fait mal, la droite… pas de simulacre de gouvernement macronniste mondialiste…

    La droite!… a encore le droit d’exister dans ce pays!!

  2. Ne pas oublier dans ce tableau la communauté charismatique catholique de l’Emmanuel qui portait le projet du village chrétien de l’île Bouchard dont Sterin était le financeur. Elle continue à étendre son emprise,avec l’appui de l’évêché, sur le Bouchardais au moyen notamment de l’entreprise d’insertion(financée par l’État) Terre de promesse récompensée d’ailleurs lors de “la nuit du bien commun”. Une vraie toile d’ araignée.

  3. @ HR : oui,c’est bien cité dans la papier.
    @Cemuty : je crains que ce soit une jolie ratatouille identitaire dans votre esprit. Sterin et Bolloré sont des soutiens affichés du RN et Reconquête, classés par les politistes universitaires et par le Conseil d’État comme étant à l’extreme-droite, ce que leur programme, leur histoire et leurs discours montrent sans ambiguïtés, même s’ils poursuivent une stratégie de normalisation et d’euphemisation dont pas mal de gens très à droite – comme vous – embrassent pour se donner bonne conscience à peu de frais. Pourquoi ne pas assumer ?
    Ensuite, qu’appelez-vous wokisme ? La lutte des minorités contre les oppressions ? Le terme que vous utilisez est très marqué à droite, utilisé pour minorer ces luttes et les tourner en ridicule, pour surtout ne pas assumer les dominations à l’oeuvre.
    Quand à votre approche caricaturale sur la haine de la France, la aussi, c’est un procédé classique pour faire croire à une cinquième colonne intérieure qui lutte contre une française soit-disant homogène. Le roman national, la charcuterie, le rayonnement neocolonial ne sont pas vraiment des marqueurs, mais juste des artefacts identitaires manipulés par le droite.

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