Gilets jaunes en 2017, émeutes en 2023, Montargis se retrouve régulièrement sous le feu des projecteurs. Jusqu’au moment où survient l’épisode enregistré sur le vif par l’émission Envoyé spécial : Divine Kinkela abreuvée d’injures par ses voisins, partisans de Jordan Bardella. Les cadres du RN en ont rajouté une couche, en voulant les dédouaner.
Par Izabel Tognarelli.
Montargis est à proximité de Paris. Sa population est très représentative de la moyenne, dans sa diversité sociale et culturelle, mais avec aussi un vote RN qui illustre parfaitement la tendance. Crise des Gilets jaunes en 2017 – noyautée par les Russes par le biais de médias comme Sputnik -, émeutes de juin 2023, taux de pauvreté et de chômage très importants, trafics de drogue, cette belle petite ville cumule les problèmes et connaît un perpétuel bouillonnement sous son calme apparent. Tout l’est du Loiret n’a pas attendu le coup de pied dans la fourmilière de ces législatives anticipées pour exprimer un vote d’extrême droite. Dès les années 1990, en zone rurale, les scores affichaient 30 % et sont montés à 40 % dans les années 2010. Avec des scores RN à 50 %, voire 60 %, les législatives de juin 2022 ont été le signe d’un basculement. La députation est alors passée de la droite républicaine, incarnée par Jean-Pierre Door, de sensibilité gaulliste, à Thomas Ménagé, nouveau venu dans le paysage montargois, sous la bannière du RN. C dans l’air (dans l’émission du 21 juin, à 39’55 minutes), Envoyé spécial (le 13 et le 20 juin) et bien d’autres médias nationaux scrutent Montargis de près, jusqu’au moment où survient cette bordée de propos intolérables, captés, diffusés dans une émission de grande écoute. La séquence a provoqué la réaction d’Éric Dupont-Moretti, car il se trouve que la voisine mal embouchée travaille au tribunal de Montargis : le garde des Sceaux demande une enquête en vue de la suspension de la fonctionnaire.
Au bon endroit, au bon moment
Comment les journalistes ont-ils fait pour se trouver au bon endroit, au bon moment ? C’est la question, légitime, qui vient spontanément à l’esprit. Rembobinons le magnéto. L’équipe d’Envoyé Spécial filme la vie montargoise, le candidat Thomas Ménagé en campagne sur le marché, ses échanges rassurants avec les passants. Les images suivantes montrent une tout autre ambiance, l’envers du décor en quelque sorte, cette scène indigne où l’on voit le comportement des voisins de Divine Kinkela, aide-soignante, en France depuis 30 ans et qui dit dans le reportage se sentir française. Cette séquence restera emblématique de cette campagne des législatives 2024. Les journalistes de France 2 avaient rencontré Divine Kinkela alors qu’ils filmaient Bruno Nottin, candidat du Nouveau Front populaire, distribuant des tracts avec des militants sur le parking du Super U. La scène occupe 50 secondes, à 7 minutes du début de ce reportage intitulé Législatives, un choix crucial, diffusé le 20 juin 2024. Lors du tournage devant le supermarché, Divine Kinkela s’est confiée spontanément aux journalistes de France TV. Elle leur a proposé de leur montrer ce qu’elle vit au quotidien.
Un proverbe dit que l’enfer est pavé des meilleures intentions. Dans une vidéo datée du lundi 24 juin, Thomas Ménagé était l’invité de Télématin, pour la chronique de Jeff Wittenberg, Les Quatre vérités, toujours sur France 2. La séquence commence à 6’26 minutes de cette vidéo de 8 minutes. Jeff Wittenberg, très posé, revient sur la scène filmée par Envoyé spécial et demande à son invité ce que lui ont inspiré les propos enregistrés (« Va à la niche » ; « C’est toi le problème »). Thomas Ménagé répond dans un premier temps qu’il condamne les propos racistes : « S’il y a des propos racistes, nous les condamnons avec Jordan Bardella et Marine Le Pen (…) Le racisme est à l’opposé du projet républicain que nous défendons ». Mais il ajoute : « Ce qui n’est pas dit, c’est que cette personne qui allègue d’attaques racistes. (…) Cela peut être des injures, mais il va y avoir une enquête pour savoir si c’est à caractère raciste. La personne qui se dit victime de racisme n’est pas une citoyenne lambda : c’est une militante du parti communiste, du Nouveau Front populaire ; une militante qui, aujourd’hui, agit contre le Rassemblement national. Excusez-moi de ne pas prendre pour argent comptant les allégations de racisme qu’elle prétend (…). Dans le reportage, il n’y a pas de propos racistes en tant que tels, elle relaie des propos racistes ». Et de continuer en expliquant qu’il a saisi l’Arcom : il reproche à FranceTV de ne pas avoir précisé, à une semaine d’une élection, que Divine Kinkela était une militante communiste et qu’elle milite contre le RN.
Ce qui n’est pas dit…
Pour paraphraser Thomas Ménagé, on ajouterait que ce qui n’est pas dit, c’est que les voisins de Divine Kinkela habitaient auparavant à Ivry-sur-Seine. Leurs voisins d’immeuble n’en pouvaient plus des violences verbales, propos racistes et disputes du couple. Ils ont demandé leur départ par le biais d’une pétition que Magcentre s’est procurée. On y lit ceci : « Nous subissons depuis plusieurs années des troubles de voisinage de la part de cette famille : tapages nocturnes (cris, hurlements, bagarres…), provocations, propos injurieux et racistes, insultes à tous propos, agressions verbales, intimidations, tout récemment, menaces de mort avec arme à l’encontre d’un jeune locataire injurié et pris à parti sans aucun motif (…). Cette pétition, qui date de 2018, a débouché sur l’expulsion de ce couple. Voilà comment ils sont devenus voisins de Divine Kinkela, à Montargis.
Où s’arrêtera la « parole décomplexée » ? La boîte de Pandore a-t-elle été ouverte ? Cela commence par un vote qui ouvre grand les vannes et s’illustre par une scène de « racisme ordinaire », filmée dans une rue d’une petite ville française. Puis s’exprimeront d’autres intolérances, comme en témoigne l’agression homophobe survenue au soir des élections européennes « pour fêter la victoire du RN ». Et si rien ni personne n’y met le hola, tout cela ne fait que commencer.
Lundi 24 juin au matin, Magcentre a contacté Bruno Nottin au sujet de l’interview de Thomas Ménagé dans Télématin. Sa réaction fut la suivante : « Thomas Ménagé dit qu’il ne s’agit pas d’une citoyenne lambda, mais d’une militante du Parti communiste, donc du Nouveau Front populaire. Qu’est-ce que ça veut dire ? Parce qu’elle est identifiée comme une adhérente d’un parti ou d’une organisation de gauche, elle ne fait pas partie des citoyens lambda ? C’est quand même grave de voir un député sortant – qui se présente comme une personne sans excès – parler “d’allégations de racisme“. Dire “Va à la niche“ à une personne de couleur, ce n’est pas raciste ? Quand le mari dit “les Mustapha“, ce n’est pas raciste ? Dire que Divine Kinkela a “des trucs dégueulasses dans les cheveux”, ce n’est pas raciste ? C’est ahurissant ! »
Ariel Lévy, candidat LR pour cette même circonscription a la réaction suivante : « Évidemment les propos enregistrés par les journalistes et la caméra d’Envoyé spécial sont choquants. Il faut comprendre qu’ils sont le résultat de la libération de la parole agressive par l’hystérisation des débats, orchestrée par l’extrême droite. L’extrême droite – le RN – porte une responsabilité morale majeure. Je suis choqué que M. Ménagé ne condamne pas ces propos sous prétexte que Divine Kinkela est communiste. Il n’y a aucune raison de tenir des propos racistes, quelles que soient l’opinion de l’autre, ses convictions, ce en quoi il croit ».
Mélusine Harlé, candidate de la majorité présidentielle, a réagi ainsi : « Bien entendu, ce que j’ai découvert par le biais d’Envoyé spécial est absolument indigne. C’est insupportable. Cela commence à révéler le vrai visage du RN et ce qui risque de nous attendre si nous n’avons pas un sursaut républicain ce week-end et le suivant. J’ai eu un échange un peu vif avec Thomas Ménagé sur le marché de Montargis. Je lui ai dit qu’il prétendait ne pas ouvrir la voie à des comportements inadmissibles, mais on voit bien que c’est en train de se passer »