C’est devenu l’argument ultime et omniprésent dans les médias, les réseaux sociaux et lors des interactions avec les citoyens lors de la campagne : LFI et donc le Nouveau Front Populaire sont des antisémites.
Le billet de Joséphine
La voilà, la véritable grenade dégoupillée lâchée dans les jambes des gauches : avec cette accusation ultime, impossible de voter pour eux, d’écouter leurs points de vue ou même de lire leur programme, disqualifiés d’emblée, renvoyés dans les poubelles de la morale. Cela semble une réaction légitime au premier abord, mais quelques questions demeurent : de quelles déclarations, écrits ou communiqués publics de la FI parle-t-on au juste ? L’antisémitisme étant un délit, où sont les condamnations en justice qui puniraient les coupables ? Que feraient les autres partis de gauche dans cette galère antisémite ? Pourquoi des intellectuels et universitaires de premier plan, dont des historiens spécialistes de la question, se risqueraient-ils à publier des tribunes pour dénoncer ce qu’ils considèrent être une manipulation de l’opinion par des accusations infamantes visant à discréditer les figures et discours de LFI et du Nouveau Front Populaire ?
Quoi de plus nécessaire et urgent pour une personne de gauche que de douter et de s’interroger pour ces questions, d’autant plus lorsque l’on est assez peu tentés par l’antisémitisme, le racisme et les discriminations en général, les violences en particulier ?
Plutôt que de s’appuyer sur les éditorialistes des médias détenus par quelques milliardaires qui pourraient avoir un agenda politique et une peur-panique de voir le retour de politiques plus ambitieuses de redistribution des richesses crées collectivement, il faudrait peut-être plutôt partir du concret et du fond, et notamment des communiqués de LFI du 7 octobre dernier, régulièrement convoqués comme point de non retour de cette gauche qui « s’est perdue ». Et surprise, derrière le paravent antisémite, se cache en fait le non-dit colonial.
Les gauches et le colonialisme, une histoire tumultueuse
Alors le fond justement, allons-y pour une fois. A la lecture du communiqué du 7 octobre, avec un minimum de bonne foi et de confiance en notre institution judiciaire qui n’a condamné aucun cadre de LFI, on n’y lit rien d’antisémite, d’antisioniste ou d’apologétique envers le terrorisme. Personne ne se félicite des actes du Hamas, personne ne dit qu’Israël doit disparaître, personne ne minimise l’horreur vécue par les victimes israéliennes, essentiellement juives mais pas que. En fait, l’énorme non-dit dans toutes les critiques qui pleuvent depuis le 7 octobre, c’est que ce communiqué met en avant de manière assez explicite la question du colonialisme, porté en Israël depuis des décennies par le Likoud – le parti de M. Netanyahou – et par ses alliés d’extrême-droite du gouvernement actuel. Le droit international est convoqué, ainsi que la paix et la solution à deux états.
C’est donc en fait là que se noue le vrai problème du communiqué : LFI représente la tradition – minoritaire – de la gauche anticolonialiste et ce qui se joue ici est un énième épisode de cette fracture ancienne dans la famille des gauches.
Déjà sous la Troisième république, le débat avait été incarné à l’Assemblée nationale d’un côté par un Georges Clemenceau très à gauche à l’époque, peu tenté moralement et intellectuellement par l’aventure coloniale et de l’autre côté par un Jules Ferry chantre de l’impérialisme de « la plus grande France », représentant du centre-gauche bourgeois, républicain mais aussi influencé par les théories du darwinisme social et du « racisme scientifique » dominants à l’époque. Le débat s’était poursuivi ensuite lors du Front Populaire justement, en 36-37, lorsque Léon Blum avait échoué à faire avancer au sein même de la SFIO et du Parti Radical l’idée d’une transformation du statut des indigènes dans les colonies françaises afin de les amener vers la citoyenneté.
La problématique reprend de manière extrêmement aiguë pendant la guerre d’Algérie, avec une SFIO et quelques figures de la gauche modérée, dont François Mitterrand, très engagées dans la répression à outrance et la criminalisation de l’indépendantisme algérien et de ses actions violentes, parfois terroristes, alors que quelques politiques et des intellectuels soutenaient ouvertement la décolonisation. Le FLN est alors réduit par une large part de la gauche à une simple organisation terroriste avec laquelle il n’y a rien à discuter et qu’il faut éradiquer coûte que coûte, au prix d’une barbarie d’État assumée qui trouve son paroxysme lors de la bataille d’Alger de 1957. Une fois la IVème République balayée et les gauches mises hors jeu pour plus de 20 ans, ce sera un De Gaulle lucide et courageux qui amorcera une négociation avec les barbares de la veille, aboutissant aux accords d’Evian, y risquant d’ailleurs sa vie.
Ce sera toujours cette même idéologie coloniale qui structurera le rapport de la France à l’Afrique après les années 60 et qui formate l’univers mental d’une bonne partie de la classe politique, ce que d’ailleurs l’historien Vincent Duclerc met en évidence au sujet de la gestion du drame rwandais par un François Mitterrand incapable de sortir du paradigme colonial, n’écoutant pas les acteurs de terrain qui alertaient pourtant de ce qui se tramait depuis le milieu des années 80 dans certains cercles Hutu.
L’inertie coloniale
Et c’est encore ce subconscient colonial que l’on voit en ce moment à l’œuvre avec le silence assourdissant d’une bonne partie des gauches, incapables de penser la question kanaky, lâchant l’effort historique réalisé par le gouvernement Jospin et les accords de Nouméa de 1998.
Donc au fond, que dit le communiqué de LFI du 7 octobre et ceux des jours suivants, rédigés selon les indiscrétions de la presse essentiellement par Danielle Obono, elle-même issue de mouvements intellectuels anticoloniaux ? Oui les actes du 7 octobre sont des crimes atroces basés sur la terreur, non le Hamas ne peut et ne doit être réduit à un simple groupe terroriste car il possède une branche politique et s’occupe d’une grande partie de l’administration de Gaza, oui il faudra se mettre autour de la table avec eux si Israël veut la paix, oui les pays occidentaux et l’ONU ont un rôle à jouer dans le processus, oui il faut être très vigilant sur les effets du conflit sur les minorités juives et musulmanes dans le reste du monde et des violences qu’ils pourraient subir par ricochet. Ni plus, ni moins. On peut discuter des mots – ce qu’ont fait les partis du Nouveau Front Populaire -, du tempo, du ton, des tweets, ne pas être d’accord avec telle ou telle stratégie, mais toute disqualification d’emblée ne fait que refouler le débat et, in fine, servir la stratégie de vengeance du gouvernement Netanyahou par une incapacité à porter des critiques construites collectivement.
Ce que jouent les gauches actuelles par procuration avec la tragédie israélo-palestinienne, c’est donc encore cette pièce inachevée et non digérée de l’Histoire de France. Celle des violences coloniales, de la répression, de la mise entre parenthèses du droit des peuples colonisés, malgré le régime républicain de 1875 à 1962 qui se gargarisait de son universalisme, de son amour des Droits de l’Homme, de son ADN tout droit venu des Lumières. Plus largement encore, c’est cet inconscient colonial qui nourrit les imaginaires politiques. Comment expliquer sinon autrement la prégnance du concept de Grand Remplacement dans une partie des droites, si ce n’est pas une sorte d’angoisse ultime que la France ne devienne à son tour un pays colonisé. Pire, colonisé par ses anciens peuples dominés. L’obsession de l’extrême-droite au sujet de la nourriture Hallal, de l’enseignement de l’arabe à l’école, du burkini… n’est-elle pas à replacer aussi dans ce refoulé collectif qu’est le colonialisme ?
La fabrique à unanimité
Pourtant, les études universitaires ne manquent pas sur les questions dites post-coloniales et qui aideraient le politique à prendre des décisions d’apaisement. Aussi bien sur les difficultés pour les historiennes et historiens de pouvoir travailler sereinement sur la Guerre d’Algérie (Sylvie Thenault) que sur l’inconscient colonial dans les doctrines et les pratiques du maintien de l’ordre dans une partie de la Police (Didier Fassin). Idem sur les violences policières racistes comme par exemple le cas du 17 octobre 1961 (Jean-Luc Einaudi, Emmanuel Blanchard, Fabrice Riceputi), sur le racisme d’État en France (Eric Fassin et Fabrice Dhume), sur les discriminations à l’embauche et sur les inégalités matérielles des minorités racisées (Observatoire des Inégalités). La connaissance est là, mais en ces temps de post-vérité et de trumpisme triomphant où les travaux universitaires sont réduits à une vague entreprise idéologique et où une ministre de l’enseignement supérieur macroniste – Dominique Vidal – pourfend publiquement l’islamo-gauchisme et annonce une enquête-vérité…qui ne verra jamais le jour, toutes les opinions se valent, et une capsule Tik-Tok de Bardella ou 280 caractères sur Twitter par Pascal Praud concurrencent une thèse de doctorat sans trop de difficultés.
Pire, des médias objectivement populistes, libéraux, racistes ou du moins islamophobes tels que ceux du magnat Vincent Bolloré – Cnews, Europe 1, C8, le JDD – deviennent désormais prescripteurs des sujets, des mots, des priorités et de légitimité. Ces médias influent sur toute la sphère journalistique, obsédée par l’audimat, le sensationnalisme et la course à l’échalote réactionnaire sur fond de lieux communs sur une presse prétendument historiquement de gauche et ce alors qu’on assiste en réalité à une concentration du secteur entre les mains de quelques milliardaires et à une menace de privatisation des restes de l’audiovisuel public. Tout ceci, sous l’œil complice d’un macronisme et d’une partie de la gauche trop heureuse de pouvoir se débarrasser à peu de frais des idées de LFI sans avoir à en débattre et à se mouiller.
Donc nous y voilà, nous avons une campagne réduite à sa plus simple et courte expression provoquée par un Macron aux abois, une accélération de la « lepénisation des esprits » avec un président qui reprend des mots et fantasmes de la droite la plus raciste et réactionnaire – les sorties sur l’immigrationnisme du Nouveau Front Populaire et sur les changements de sexe express en Mairie – et une impossibilité de poser des sujets et des analyses géopolitiques, les prises de position de gauche étant réduites soit à un délit d’antisémitisme, soit à une pathologie mentale à cause du caractère « fou et dangereux » de Jean-Luc Mélenchon. La campagne se réduit donc à de la géométrie – centre versus extrêmes – ou à de la psychiatrie – chaos contre raison –. Tout cela bien entendu au nom de la Raison et de la République qui au fond, ont rarement été aussi attaquées…que par ceux qui s’en revendiquent les défenseurs.