Le 17 juin 1940, près de Chartres, un haut fonctionnaire de la République montre la voie de la dignité face à la calomnie raciste, à la brutalité des tortionnaires, au mépris de toute valeur humaine au nom de la force du vainqueur. Plus jeune préfet de France après avoir été le plus jeune sous-préfet, il s’appelle Jean Moulin. Mais qui est ce « résistant de la veille », dont l’acte d’héroïsme du 17 juin 1940 préfigure la mort, le 8 juillet 1943, en héros de la Résistance, unie grâce à lui.
Par Pierre Allorant
Un préfet républicain antifasciste
Jean Moulin 1937 Studio Harcourt
Produit de la méritocratie républicaine, le préfet d’Eure-et-Loir a bénéficié d’une carrière remarquable : issu d’une petite bourgeoisie provinciale du Languedoc, fils d’un professeur de collège devenu conseiller général à Béziers, Jean Moulin a mené en parallèle ses études de droit à Montpellier et son apprentissage au cabinet du préfet, aidé dans son avancement par les relations radicales et franc-maçonnes de son père, puis de ses deux mentors politiques : Daniélou en Bretagne et Pierre Cot en Savoie.
Précisément, c’est auprès de Cot au ministère de l’Air que Jean Moulin trouve le moyen de combattre le péril fasciste, ce danger mortel de la démocratie qu’il a identifié depuis les émeutes du 6 février 1934. Avec la caution de Léon Blum, chef du gouvernement du Front populaire, le chef du cabinet civil du ministre contourne le principe officiel de non-intervention dans la guerre civile espagnole pour fournir secrètement des avions et des armes aux Républicains.
Refuser de s’accommoder de l’invasion. Premier combat
Promu à une préfecture, Jean Moulin se rapproche des ministères par sa nomination à Chartres, à la tête d’un département rural. Révolté par le « coup de poignard dans le dos » du pacte germano-soviétique, le préfet applique sans états d’âme les mesures répressives contre les militants communistes qui ne rompent pas avec la ligne moscovite, et traque les tenants de la « cinquième colonne » qui tentent de déstabiliser par la rumeur la détermination des habitants à résister aux coups de force hitlériens. Mais le préfet Moulin échoue à convaincre sa hiérarchie de le laisser rejoindre l’Armée de l’Air. Il ignore que l’écho de sa détermination patriotique et de son efficacité fait de lui l’un des préfets évoqués pour prendre la direction de l’administration départementale et communale place Beauvau.
L’approche des troupes allemandes et le flot ininterrompu de Belges, de Nordistes et de Parisiens poussés sur les routes de l’exode désorganisent l’administration, désertée par la majorité des notables et agents municipaux. Au milieu d’une cité chartraine en proie à l’incendie, privée de pompiers et de médecins, le préfet porte quasiment seul, à bout de bras, le soutien aux rares civils restés en ville, aux familles de réfugiés, alors que les pillages des fuyards précèdent de peu ceux des troupes d’occupation.
Résister à l’ignominie nazie : rester debout face au racisme
Arrêté dès la fin de la première journée d’occupation par les Allemands et accusé d’être resté à Chartres pour les provoquer, le préfet justifie sa présence par son « devoir de ne pas abandonner [ses] administrés », de protéger les populations civiles, « spécialement les femmes et les enfants », et par l’ordre reçu de son chef, le ministre de l’Intérieur. Le dialogue brutal entre le nazi et le premier résistant plante le décor du combat face à l’antisémitisme : « Vous osez parler du Juif Mandel ! De cet immonde Juif qui a voulu déchaîner la guerre contre l’Allemagne. De ce pourceau de Juif vendu aux Anglais ! Avouez que vous étiez à la solde de ce sale Juif… ». Ce à quoi Jean Moulin rétorque : « Je rectifie : Pas à la solde, sous les ordres… ».
Le 17 juin en début de soirée, Jean Moulin est avisé que deux officiers demandent à lui parler. Le préfet monte revêtir son uniforme, avant de retrouver dans son bureau les officiers de l’armée d’occupation, qui l’invitent à les suivre pour rejoindre le général commandant la place. Ils exigent de lui de contresigner un protocole reconnaissant la responsabilité des tirailleurs sénégalais du 26e régiment dans les massacres, les viols et mutilations de femmes et d’enfants perpétrés au nord de Chartres. En réalité, ces civils ont été victimes d’obus à la gare de La Taye et mitraillés par l’aviation, mais l’occupant entend justifier les expéditions punitives à l’encontre des tirailleurs sénégalais depuis le début de l’invasion : refus de laisser enterrer les morts, blessés achevés, pourchassés dans des « battues » et fusillés. Le préfet est conduit dans une maison où il est rudoyé, mais il persiste dans son refus de cautionner l’ignominie.
Cette résistance met en rage les tortionnaires qui le frappent à coup de crosse et de botte, l’étranglent et le cinglent avec une laisse, avant de lui imposer la vue des cadavres et de l’enfermer avec un corps mutilé. Au bout de sept heures de ce cauchemar, ils l’encellulent avec un tirailleur et lui lancent : « Comme nous connaissons maintenant votre amour pour les nègres, nous avons pensé vous faire plaisir en vous permettant de coucher avec l’un d’eux ».
Ce geste d’honneur patriotique s’inscrit dans son combat antifasciste. Le préfet d’Eure-et-Loir résiste aux exactions et à l’idéologie raciste, antisémite et homophobe des nazis. Pourquoi le préfet tente-t-il de se donner la mort le 17 juin 1940, au moment où – mais il l’ignore – Pétain demande l’armistice ? Humilié, épuisé par des jours sans sommeil, de tension et de découragement face à la débâcle, Jean Moulin a anticipé cette échappatoire préférable au déshonneur d’une capitulation morale. Se saisissant d’un morceau de verre brisé, il se tranche la gorge. Ses tortionnaires le retrouvent gisant dans son sang, la gorge béante. Soigné, il témoigne des sévices subis, mettant l’occupant dans l’embarras, avant de reprendre son service préfectoral. Le préfet d’Eure-et-Loir ne rapporte qu’en passant l’un des « rares incidents » depuis l’entrée des troupes allemandes, mais il rédige son journal de ces événements tragiques de juin à Chartres, arrêtant son récit des événements au 18 juin, et le laisse à sa sœur. Laure le publie après la Libération en choisissant le titre de Premier Combat, qui en fait, la veille de l’Appel, l’acte de naissance de la Résistance, accompli par son unificateur.
Pierre Allorant, Jean Moulin. Le préfet de la Résistance, Calype, « Destins », septembre 2024.