Yurt : un ado ballotté entre laïcité et islamisme

Nehir Tuna, jeune réalisateur turc, propose un film portrait d’un adolescent pris dans les filets dominants de la fin du siècle dernier, l’éducation ouverte à l’occidental et le pensionnat islamique. Cette profonde coupure va le pousser à la révolte. Un très beau premier film visuellement fort et profondément politique sans jamais en parler.

Ahmet (Doğa Karakaş) à l’étude, le soir, dans le pensionnat islamiste. Photo Sophie Dulac Distribution.



Par Bernard Cassat


On est en 1996, une période importante pour la Turquie, en tout cas pour Istanbul. Erdogan vient de se faire élire maire en 94. Et petit à petit, il prend des mesures de plus en plus inspirées par la religion. L’AKP n’existe pas encore, mais va bientôt naître et devenir parti leader du pays.

C’est dans ce contexte que grandit Ahmet, un jeune Stanbouliote de la classe aisée, voire très aisée. Son père, sans qu’on en sache plus, décide « pour son bien » comme on dit toujours dans ces cas-là, de le mettre dans un Yurt, un dortoir religieux qui se charge de son « éducation » islamiste. Mais il continue d’aller dans un lycée tout à fait indépendant et hors religion, sous les auspices déjà anciennes d’Atatürk dont la photo traine partout.

Ahmet et son ami Hakan. Photo Sophie Dulac Distribution.


Ce jeune ado est donc pris en plein dans cette contradiction de la fin du siècle dernier. La Turquie s’islamise à marches forcées, les femmes se voilent à nouveau, les garçons ne voient plus les filles, etc. Au lycée, Ahmet, plutôt bon élève, se sent bien. Mais il ne veut surtout pas que ses copains apprennent sa vie en dehors, dans ce dortoir islamiste. Il se fait déposer devant une maison bourgeoise par le bus scolaire et court au dortoir ensuite. Et là, il est en proie à tous les éléments classiques d’un tel lieu : la bêtise « éducative », les châtiments corporels, les brimades continuelles et le mépris des autres garçons. Ses sorties le week-end et les vacances sont des bols d’air pendant lesquels il discute avec sa mère dont il est proche et fait le fou en voiture, conduite par un père très ambigu. Tout comme la situation politique et sociale : le dortoir est perquisitionné par la police et attaqué par des groupes politiques qui envoient leurs gros bras. Il ne faut pas oublier l’importance de l’armée dans ces années-là, qui tente de contrôler la montée islamiste.

Les images qui décrivent ce dortoir paraissent d’un autre temps, renforcées par le noir et blanc choisi par le réalisateur. Le cinéma turc l’a largement utilisé, et le réalisateur l’a certainement beaucoup regardé pour l’utiliser aussi magistralement. Endroit sombre, sans rien qui retienne l’intérêt, le dortoir est mené par un éducateur épouvantable qui ne recule devant aucuns sévices. Et qui prend en grippe le jeune Ahmet, surtout parce qu’il est riche. Manifestement assez rustique, il se venge. Surtout que le père d’Ahmet est un généreux donateur du dortoir.

L’inévitable révolte contre le père. Photo Sophie Dulac Distribution.


Ahmet vit son adolescence dans ce contexte. Avec en plus tous les problèmes de cet âge, la sexualité notamment. Il rencontre Hakan, un pensionnaire un peu plus âgé avec qui il se lie. Hakan n’a personne au monde et ne sort jamais du dortoir. Lorsque les épreuves s’accumulent trop, Ahmet est acculé au conflit libératoire. D’abord avec son père, qu’il blesse furieusement. Puis avec l’institution du dortoir. Une fuite éperdue avec Hakan, en couleurs et avec des images qui rappellent les films de révolte de la jeunesse des années 70 en Occident, tourne au fiasco. Il aura vécu un moment de liberté mais se retrouvera pris au piège. Même si son regard, dernière image du film, en dit long sur sa dureté intérieure.

Un jeune acteur extraordinaire, Doğa Karakaş, cache derrière son angélisme un visage beaucoup plus menaçant. On pense à Malcolm McDowell jeune, dans If par exemple ou Orange Mécanique. Reflet des contradictions terribles de cette société qui bascule dans la religiosité, Doğa exprime avec force cette atteinte profonde de pratiques totalement répressives.

La folle équipée en liberté. Photo Sophie Dulac Distribution.


Tout semble totalement bloqué, et le message n’est pas joyeux. Nehir Tuna, dans ce premier film, réussit un travail extrêmement intéressant. Un peu long peut-être, mais fouillé dans la réalisation. Il fait dialoguer des situations opposées, les cérémonies matinales au lycée versus les chœurs religieux de garçons, les folies en voiture avec le père puis avec Hakan. Le peu de dévoilement des personnages (parents, dirigeants, autres pensionnaires) focalise le film sur le personnage d’Ahmet pour un portrait d’ado pas vraiment sorti d’affaire…


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