Le 23 novembre 1996, à l’invitation du doyen de la faculté de Lettres, Langues et Sciences Humaines de l’université d’Orléans, Claude Michaud, Robert Badinter prononce ce discours d’hommage lors de l’inauguration de l’amphithéâtre Jean Zay. Après une décennie passée à la Présidence du Conseil constitutionnel, Robert Badinter est alors sénateur des Hauts-de-Seine et ami du maire d’Orléans, Jean-Pierre Sueur, réélu brillamment aux municipales de 1995.
« Je considère comme un devoir de reconnaissance et de piété pour tous les républicains de célébrer la mémoire de Jean Zay. Et je considère comme un honneur que vous m’ayez invité à le faire, devant vous. Mesdames, qui êtes ses enfants, devant vous, Monsieur le Maire, premier magistrat de cette ville où il est né et qu’il a tant aimée, devant vous, mes chers collègues, qui incarnez l’Éducation nationale qu’il a si bien servie, et surtout devant vous, étudiants de cette université, parce que de nous tous qui sommes ici réunis, c’est votre présence qui lui aurait été la plus précieuse.
Et c’est donc à vous que je m’adresserai tout particulièrement en parlant de Jean Zay. Il est en effet des hommes – rares il est vrai – dont la vie est enseignement et message. Non pas qu’ils l’aient voulue telle. Ceux qui vivent en pensant à la postérité généralement ne font que poser pour elle. Et le culte de leur image remplace pour eux les vertus de l’action.
Tout autre est le cas de Jean Zay.
Parce que son existence même, assez brève puisqu’il a disparu à quarante ans, procède d’une constante et puissante inspiration, qui lui donne une unité et une densité exceptionnelle et permet, à celui qui tente d’en déceler le sens profond, de définir cet homme et sa vie d’un seul mot, un des plus beaux mots qui soient, et qui nous est à tous si cher : Jean Zay, un Républicain.
Républicain, il le fut d’abord de naissance.
Même si la passion de la République n’est pas inscrite dans les gênes, il est des familles où la République est partout présente dans la culture reçue, les valeurs enseignées, l’atmosphère respirée. Ainsi pour Jean Zay.
Son grand-père Élias, juif lorrain, patriote et républicain, avait choisi en 1871 la France et la République, et s’était établi à Orléans.
Son père, Léon, laïc, franc-maçon, dreyfusard, dirigeait le quotidien socialiste [en réalité radical-socialiste ndlr] Le Progrès du Loiret. Il avait, pendant la Première Guerre mondiale, servi au front et gagné la croix de guerre.
Sa mère, Alice Chartrain, était issue d’agriculteurs beaucerons. Protestante, elle appartenait à une famille et à une tradition puissamment imprégnée de républicanisme.
Républicain, le jeune Jean le fut par son éducation.
Il connut d’abord l’école primaire, la « laïque » ; creuset de la République. Puis, boursier, le lycée de la rue Jeanne d’Arc où il s’illustra à 18 ans comme lauréat du Concours Général en composition française. Puis il s’inscrit à la faculté de droit à Paris. En ces temps heureux où les études de droit n’étaient guère astreignantes, Jean Zay travaille comme clerc d’avoué, en même temps qu’il écrivait dans Le Progrès du Loiret et dans une revue qu’il avait fondée, Le Grenier, qui se voulait d’avant-garde.
Républicain, il l’était aussi par sa culture.
Il lisait toutes les grandes œuvres littéraires, historiques, philosophiques, il dévorait tous les auteurs, classiques ou modernes. Ainsi se donnait-il cette vaste culture sans laquelle l’homme politique ne peut faire qu’illusion, et qui seule peut, s’il en a le caractère, le transformer, l’heure venue, en homme d’Etat.
Républicain, Jean Zay l’était aussi par ses engagements.
Ardemment laïc, fortement ancré à gauche, à 21 ans, en 1925, il adhère au parti radical où il rejoint ceux qui deviendront les « Jeunes Turcs » du parti de la République.
En 1928, il ressuscite la section d’Orléans des Jeunesses Laïques et Républicaines.
En 1930, il en devient le vice-président, en même temps qu’il est délégué fédéral de la Ligue des droits de l’Homme et rejoint la franc-maçonnerie.
La politique était sa passion.
Ainsi, pour le jeune avocat et journaliste, la voie est ouverte : en 1932, à 27 ans, il est élu député radical de la première circonscription du Loiret. Il sera réélu en 1936 et deviendra Conseiller général en 1937.
Au sein du parti radical, comme dans le groupe parlementaire à la Chambre, il s’affirme comme le porte-parole de la gauche du parti. Il est l’ardent protagoniste de l’Union des Gauches, face aux menaces croissantes extérieures et intérieures.
Après le 6 février 1934, il condamne toute trêve ou compromis avec la droite.
Au congrès radical de Wagram d’octobre 1935, il incarne le Front Populaire.
Le 24 janvier 1936, il entre dans le gouvernement de transition d’Albert Sarraut comme sous-secrétaire à la Présidence du Conseil. Républicain, il va s’affirmer alors dans son action ministérielle.
Car être ministre, c’est d’abord servir la République. Après la victoire du Front Populaire, le 4 juin 1936, Jean Zay devient ministre de l’Éducation Nationale et des Beaux-Arts.
Il avait 32 ans. Il était le plus jeune ministre de l’histoire de la IIIe République.
Léon Blum dira plus tard de lui :
« Du radicalisme, Jean Zay représentait la tradition la plus pure, celle que, dans les générations qui ont précédé, ont incarné un Camille Pelletan, un Léon Bourgeois, un Ferdinand Buisson, celle qui s’est toujours efforcée de fonder l’action sur une philosophie politique… Je n’hésitai pas à enfreindre pour lui les règles non écrites du cursus honorum et à lui confier l’un des plus importants et peut-être le plus noble des départements ministériels, celui de l’Education Nationale ».
Cette fonction, Jean Zay l’assumera pendant quarante mois, jusqu’à la déclaration de guerre, à travers cinq gouvernements. Et l’on dit que la IIIe République était le temps de l’instabilité ministérielle !!!
Il est ainsi des carrières rares où un homme incarne une fonction ministérielle plus encore qu’il ne l’exerce. Ainsi en fut-il pour Briand aux Affaires Etrangères, Clemenceau à l’Intérieur et aussi pour Jean Zay à l’Éducation Nationale. Car en Jean Zay demeurait vivante la pensée de Condorcet qui avait guidé les fondateurs de l’école de la République.
Il n’est d’hommes libres que ceux que la raison conduit, et la raison ne peut être éclairée que par l’Instruction publique, également accessible à tous, sans distinction de sexe, de race ou de religion. Ainsi le destin de la République se confond avec celui de ses enfants et de ses jeunes. Et l’avenir de la République est confié à ses maîtres, du premier niveau aux sommets de l’université.
Telle était la conviction de Jean Zay et de toute l’équipe qu’il avait réunie autour de lui, en ces temps de lutte et de progrès : Jean Cassou, Marcel Abraham, et, aux Beaux-Arts, qui dépendaient de son ministère, Georges Huisman.
Ainsi l’œuvre accomplie fut considérable. Dans l’école primaire : introduction de l’éducation physique quotidienne et obligatoire et des activités « dirigées » (une demi-journée par semaine de classe en plein air, visite de musées, etc.).
Dans le secondaire : pour une pédagogie nouvelle, dédoublement des classes de plus de 35 élèves, construction de nombreux grands lycées à Paris et en province, expérience des classes d’orientation au niveau de la 6e (ardemment combattue par la droite qui y voyait la tutelle intellectuelle de l’État sur l’avenir des enfants).
Enseignement supérieur : unification de l’enseignement supérieur féminin : le même pour Sèvres et la rue d’Ulm. Démocratisation par la multiplication des bourses pour étudiants, création de deux CNRS, pure et appliquée.
Trois grands projets de lois en examen au Parlement :
Dans le primaire : renforcement de la formation des instituteurs.
Dans le secondaire : orientation des élèves.
Dans le supérieur : création de l’ENA.
Enfin, dans le domaine des Beaux-Arts, grande politique de transformation des musées, réforme des Théâtres nationaux, statut du cinéma.
Telles furent les grandes lignes de l’action conduite malgré des adversaires politiques acharnés et les pesanteurs de l’administration.
Léon Blum, témoin de ses combats ministériels, écrit :
« Il tenait bien ce qu’il avait promis et tenait même davantage. Il alliait la sagesse à la fermeté et à une certaine intrépidité audacieuse. Il avait le scrupule de la réflexion intérieure et l’esprit de décision. Tout en lui respirait la noblesse de la pensée, le désintéressement, la loyauté, le courage, l’amour du bien public.
Tel était Jean Zay, Ministre de l’Éducation Nationale, et grand serviteur de la République.
Si l’on ajoute qu’il avait épousé en 1931 une femme admirable, mademoiselle Dreux, et qu’il avait deux filles qu’il adorait, Jean Zay apparaissait, à la veille de la guerre, comme un homme comblé par la vie. [En réalité, Hélène, cadette de Madeleine et de Jean Zay, est née au Maroc à l’été 1940 ndlr].
Le 2 septembre 1939, il n’hésita pas. Tout Républicain est un patriote. Jean Zay quitta immédiatement le gouvernement et rejoignit le front des armées, volontaire pour toute mission.
« Dis-moi qui sont tes amis
Et je te dirai qui tu es » dit le Prophète.
Jean Zay incarnait pour tous, amis ou ennemis, une certaine idée de la République laïque, sociale, généreuse, fondée sur les droits de l’homme et la Raison éclairée par l’instruction publique. Contre un tel homme, dont la carrière politique avait été si précoce et brillante, calomnies et attaques n’avaient pas manqué.
Bien qu’il fût protestant, c’était toujours le juif Jean Zay que l’on dénonçait. Bien que son origine fût lorraine, c’était le cosmopolite que l’on stigmatisait. En bref, la haine qu’il suscitait était à la mesure de ses talents et des services rendus à la République.
Quand la défaite s’abattit sur nos armées et que s’engloutit à Vichy la IIIe République, Jean Zay, comme Pierre Mendès France, comme lui jeune radical de gauche, jeune député, jeune ministre du Front populaire, comme lui combattant courageux, Jean Zay résolut de quitter la France avec d’autres parlementaires pour gagner l’Afrique du Nord et y poursuivre la lutte.
Ainsi la haine ne désarmait pas, ou plutôt elle armait le bras des bourreaux. Car pour ses ennemis, si la République devait renaître avec la défaite du nazisme, au moins que ceux qui à leurs yeux incarnaient ce qu’ils haïssaient le plus profondément ; les Juifs qui avaient tant servi la République par leur enseignement comme Victor Basch, président de la Ligue des droits de l’Homme, ou au gouvernement, comme Georges Mandel ou Jean Zay, à défaut de Léon Blum lui-même, devaient disparaître avant que ne revienne le temps de la liberté. […]
« Mort, où est ta victoire ? » s’écrie le psalmiste. Elle n’est jamais acquise tant que demeure en nos mémoires le souvenir des justes. Jean Zay est assurément de ceux-là.
Quand nous regardons cette vie que la mort a changée en destin, Jean Zay nous apparaît tel qu’en lui-même il a toujours voulu être.
Il a aimé les siens du même profond amour qu’il a reçu d’eux.
Il a toujours été fidèle à ses convictions, à ses amis. Il n’a jamais, ni de près, ni de loin, été taché par la corruption des idées, des ambitions ou de l’argent. Il a servi la France et la République jusqu’au sacrifice de sa vie. Sans ostentation ni intolérance, mais avec calme et fermeté, il a soutenu sans faillir la cause de la Gauche qu’il avait faite sienne dès son adolescence.
Au temps où nous sommes, trop souvent marqué par l’incertitude, le charlatanisme ou la corruption, son souvenir nous est enseignement et encouragement.
C’est pourquoi il était juste que, en ce jour, un demi-siècle après sa mort, vous, jeunes gens d’Orléans, et nous tous, parents par le sang, ou amis par la pensée, nous nous réunissions pour célébrer, en ce lieu symbolique, la mémoire de Jean Zay. »
Robert Badinter 23/11/1996