Todd Haynes et son scénariste Samy Burch ont construit deux personnages féminins complexes. Et ont choisi deux actrices remarquables pour les incarner, Julianne Moore et Natalie Portman. Puisque dans l’histoire, l’une d’elles est actrice et va incarner l’autre, le réalisateur introduit aussi le cinéma dans le récit. Et il sait de quoi il parle !
Par Bernard Cassat
Comme beaucoup d’homosexuels, Todd Haynes porte sur les femmes un regard attentif, bienveillant et souvent émerveillé, mais aussi sans concession. C’est encore dans une histoire de relation féminine qu’il nous entraîne dans May December. Non pas une grande histoire d’amour comme Carol ou Loin du paradis, mais dans une relation très étrange de prise de possession. Avec en toile de fond la métaphore du cinéma lui-même, de l’acteur qui s’empare d’un personnage existant dans la réalité pour le faire vivre à l’écran.
Elisabeth (Natalie Portman) et Grace (Julianne Moore). Photo May December Productions
Elisabeth (Natalie Portman) rend visite à Grace Atherton-Yoo (Julianne Moore) chez elle à Savannah. Elle va en effet incarner Gracie dans un film qui va retracer le scandale qu’elle a vécu il y a plus de 20 ans, une relation amoureuse avec un de ses élèves de 13 ans. Enceinte de lui, elle accouche en prison, puisqu’une telle relation tombe sous le coup de la loi. En fait, elle est toujours mariée avec ce jeune homme et ils ont eu d’autres enfants.
Carnet de notes en main, Elizabeth se promène donc dans la maison de Grace et rencontre de nombreux protagonistes de l’affaire. La démarche paraît justifiée au début, mais assez vite, la relation entre les deux femmes va bien au-delà d’une enquête. Elle devient un jeu de miroir assez compliqué où chacune joue une partition ambiguë.
Le maquillage devant le miroir. Photo May December Productions
Des miroirs, il y en a partout dans le film. La caméra se fait elle-même miroir pour justifier l’image, comme lorsque Grace explique à Elisabeth son maquillage. Mais le dispositif le plus complexe saisit les deux femmes qui assistent à l’essayage de robes de la fille de Gracie pour la cérémonie de fin d’école. Des glaces sans tain dans le décor permettent à Haynes de tout mélanger en masquant la caméra. Et les deux femmes, assises l’une à côté de l’autre, semblent très, très proches. Plus tard, Elisabeth se tourne face caméra pour dire une lettre d’amour de Grace à Joe, qu’elle a dérobée à celui-ci. Le miroir est alors franchi, elle devient Grace, les yeux dans ceux des spectateurs du film. Elle avait déjà travaillé cette métamorphose, notamment dans la réserve animalière, lieu de la première rencontre entre Grace, 36 ans, et Joe, 13 ans à l’époque. Assise sur des marches, devant une porte de fond, elle mime un orgasme dans des poses théâtrales et stéréotypées.
La mystérieuse Elisabeth. Photo May December Productions
Le personnage de Grace, femme vieillissante que costumes et maquillage ne ménagent pas, reste une petite fille immature et dominatrice. Face à Joe, son jeune mari qui joue (on ne saura jamais…) l’amour et lui obéit au doigt et à l’œil, ce couple étrange et disparate (l’expression “may december” désigne un couple avec une grande différence d’âge) paraît enfermé dans une vie totalement artificielle et figée. Il ne va pas résister à l’intrusion d’Elisabeth. Il faut dire qu’elle va très loin dans son appropriation du couple, devenant une sorte de révélateur mettant à jour, pour chacun des personnages, son problème profond.
Tout est très américain, la maison, les scènes de barbecue du début, les tics de langage et d’attitudes, les jeunes filles qui trépignent d’excitation le jour de la remise des prix. Mais se détache du main stream hollywoodien par la complexité du personnage de Grace et par la cruauté de l’intrusion d’Elisabeth. La boite d’excréments trouvée sur le pas de la porte donne tout de suite le ton du récit.
Avec Joe (Charles Melton) . Photo May December Productions
Portés par les deux actrices exceptionnelles, les caractères touchent et agacent, emmènent dans le récit et repoussent parfois. Heureusement le scénario évite le psychologisme, ne s’attachant qu’aux manifestations et non aux causes. Natalie Portman comme Julianne Moore rendent accessible la complexité de cet accaparement quasi vampirique.
Pour dramatiser ce récit, Todd Haynes a choisi de réutiliser la musique de Michel Legrand de The Go Between (Le Messager), film de Joseph Losey. Une référence qui décrit le passé comme « un pays étranger où les choses se font différemment ». Le cinéma est-il lui aussi un lieu où les choses seront toujours différentes, quel que soit le niveau de ressemblance ? En-tout-cas, celui de Todd Haynes l’habite magnifiquement et émeut profondément.
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