Catherine Martin-Zay était une grande dame de la culture, une femme lumineuse dont la librairie, « Les Temps modernes », au nom lié au chef d’œuvre de Chaplin et à la revue de Sartre, a marqué, depuis 60 ans, la vie de la cité, à Orléans et bien au-delà. Elle nous a quittés le 28 décembre 2023, dans la maison familiale de l’avenue Dauphine où sa mère Madeleine avait, jusqu’à sa mort en 1991, ouvert avec elle les archives de Jean Zay à plusieurs générations d’historiens, accueillis avec bienveillance : Maurice Chavardès, Marcel Ruby, Antoine Prost, Pascal Ory, Pierre Girard, Olivier Loubes… La fondatrice de la librairie « Les Temps modernes » s’est éteinte, et avec sa disparition, les lumières de sa ville sont en berne.
Dans la joie et la douleur. L’amour d’un père, du Front populaire à la prison de Riom
Comme l’a rappelé récemment sur France Culture sa sœur cadette, Hélène Mouchard-Zay, si elle, née fin août 1940 dans une Afrique du nord pétainiste où l’antisémitisme se déchaînait, loin de son père injustement embastillé par Vichy, était « l’enfant du malheur », son aînée Catherine, née en 1936, au moment des promesses du Front populaire dont son père était le plus jeune et prometteur ministre, était « l’enfant du bonheur ». Sa naissance est saluée par la presse, séduite par le couple ministériel, dont le bonheur juvénile tranche avec le personnel vieillissant de la Troisième République. Jean Nohain et Emmanuel Berl, venus le 10 février 1937 interroger Jean Zay, ami des auditeurs « sans-filistes », l’entendent dire tout son « plaisir d’être depuis quelques mois le papa d’une jolie petite fille qui s’appelle Catherine. Je suis Papa avant d’être ministre, et il m’arrive d’aller moi-même pousser la voiture de ma petite Catherine lorsque sa maman la promène : et je ne trouve pas cela inavouable.»
Au ministère, la chambre de bébé en 1936
Le 26 août 1939, quelques jours avant la déclaration de guerre qui change le destin de cette famille heureuse en tragédie, Le Monde illustré-Miroir du Monde titre : « Les vacances sont finies. Voici M. Jean Zay et sa fille Catherine sur une plage bretonne la vieille du retour à Paris du ministre de l’Éducation nationale », souriant, sans lunettes, en maillot de bain, les pieds dans l’eau.
75 ans après, en 2014, lors d’un colloque à l’hôtel Dupanloup, Catherine livre son témoignage sur sa relation à son père, à son histoire et à sa mémoire. Elle tient à commencer par la lecture d’une lettre du sous-lieutenant Jean Zay aux Armées à Mademoiselle Catherine Zay, à son « petit Cathou bien aimé » pour son 3e anniversaire : « Il voudrait que tu saches que, depuis le 29 octobre 1936, il n’a rien fait sans songer à toi et que tu apprennes combien il t’aime ».
De la chambre, jouxtant le bureau ministériel rue de Grenelle, d’un bébé entouré de l’amour de ses parents, à la prison de Riom, puis à l’affreuse incertitude de l’attente, de la Libération à 1948, enfin à l’orpheline de père « adoptée par la Nation », unique fil rouge, ce père qu’elle connaît huit ans, dont quatre de captivité. En prison, rebaptisée « sa chambre », il lui apprend à lire et à écrire, lui transmet l’amour des livres. Parmi les si nombreux écrits de prison de Jean Zay, le Journal des petites filles occupe une place singulière, chronique émouvante des mots d’enfants et des jours familiers, des premiers gestes et des petits bonheurs de Catherine et d’Hélène au temps du grand malheur, dont leurs parents font tout pour les préserver.
Catherine apprend l’assassinat de son père par la radio, l’impensable, l’impossible à vivre. Mais la vie doit continuer, le lycée, le piano, le soutien des amis fidèles – Pierre Mendès France, Jacques Kayser, Pierre Cot, René Berthelot, Roger Secrétain – et pourtant, jusqu’à l’âge « où les cheveux sont blancs, la tragédie est toujours aussi violente, elle est toujours aussi forte ».
1964, les Temps modernes. Une librairie au cœur de la vie de la cité
Être la fille aînée de Jean Zay n’est pas une identité facile dans l’Orléans de l’après-guerre. Le choix d’une profession non plus. Dissuadée de devenir avocate par les amies de sa mère – « un métier épouvantable ! » –, Catherine utilise en 1964 la société d’éditions du Centre pour créer sa librairie indépendante, si originale, en particulier par son espace de débat avec les auteurs, de sciences humaines et sociales comme de littérature : de Mendès et sa République moderne, à Pierre Vidal-Naquet, d’Edgar Morin à Pierre Michon, de Robbe-Grillet au fidèle Jean-Benoît Puech. Il faut en 1973 le choc éditorial de La France de Vichy de Robert Paxton pour la ramener vers la trace mémorielle de son père et le combat mené par sa mère, dès les procès Pétain puis des miliciens assassins de Jean Zay.
Témoigner, publier, donner. Un chemin de générosité en mémoire du père
Hommage à Jean Zay. René Berthelot Madeleine, Hélène et Catherine, au fond Roger Secrétain
Si le souvenir de Jean Zay a été entretenu dans sa ville natale dès 1947, avec le baptême de son école de la rue des Charretiers, puis du collège moderne de jeunes filles en 1949, devenu lycée mixte en 1974, les associations jouent un rôle fondamental dans l’entretien de cette fidélité avec l’appui indéfectible de Madeleine, puis de Catherine et d’Hélène : l’Association nationale des Amis de Jean Zay dès 1946, le groupe local orléanais créé en 1948, puis le Cercle Jean Zay de Michel Lesseur, Jean-Christophe Haglund, Pierre-Louis Émery et Isabelle Klinka-Ballesteros. Catherine favorise et soutient la tenue des colloques, de 1982 à 1994, les republications de Souvenirs et solitude, le chef d’œuvre littéraire de son père, la consécration tardive du grand Orléanais par sa ville avec l’avenue inaugurée par François Mitterrand, le don, avec sa sœur Hélène, des papiers Jean Zay aux Archives nationales, enfin l’entrée de son père au Panthéon avec trois autres résistants, avec le renfort d’une troisième association présidée par Avelino Valée et soutenue par le Grand Orient, accompagnée par Jean-Pierre Sueur et consacrée en 2014 par François Hollande. Toujours en 2014, quelques jours après son témoignage en réponse à Gabriel Bergounioux, Catherine Martin-Zay reçoit la Légion d’honneur des mains du fondateur des éditions POL, à l’occasion du 50e anniversaire de sa chère librairie « Les Temps modernes », perpétuée et renouvelée par sa fille Sophie.
Comment concluait Catherine Martin-Zay en 2014 ?
« Il y avait un héritage, que nous avons vécu au plein sens du terme, le dernier acte étant le don aux Archives nationales. Pas un dépôt, un don, parce que « don » veut dire qu’on a donné, que c’est maintenant entre les mains de ceux qui voudront faire des recherches, et c’est déjà magnifiquement commencé »1.
Longtemps, longtemps après que les grands libraires ont disparu, leurs souvenirs courent encore dans les rues. À livre ouvert.
Pierre Allorant, Président de l’association des Amis de Jean Zay
À ses enfants Jérôme et Sophie, à sa sœur Hélène, à ses neveux Jean et Daniel, à son compagnon Christian, à tous ses proches, MagCentre tient à présenter ses sincères condoléances.
Catherine Zay, décoré ici par l’ancienne ministre de la Culture, Aurélie Filipetti. Photo Patrice Delatouche
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