Abdelkader Damani, le Frac et ses Turbulences #2

Le 17 septembre dernier, Carole Canette, présidente du FRAC, les architectes Dominique Jakob et Brendan MacFarlane ont célébré les 10 ans du FRAC aux Turbulences à Orléans.


Abdelkader Damani, bien que directeur du lieu depuis huit ans, n’était pas convié à cette cérémonie. Il nous a semblé pourtant intéressant de le rencontrer pour évoquer ce bâtiment à la fois dans sa conception et son usage dans une première partie de cette interview.. Dans ce deuxième volet, nous abordons ici les choix artistiques de ces huit années d’activité à la tête de l’institution.

Abdelkader Damani cl Magcentre


MG : Parlons de la Biennale, la manifestation phare du Frac Centre-Val de Loire

AD : J’ai proposé en 2020 d’installer à l’usine « La Française » à Vierzon un pôle dédié au numérique avec une réserve visitable réunissant les œuvres les plus volumineuses avec un lieu de recherche où les architectes peuvent venir consulter, les Turbulences étant plutôt dédiées aux radicaux donc à la partie historique. Le bâtiment n’est pas suffisant avec 1.000 m² d’exposition mais au lieu de vouloir agrandir le bâtiment, on avait une logique régionale en créant un pôle avec une partie de la collection à Vierzon, on en crée un autre en partenariat avec une autre collectivité et c’est de là qu’est née l’idée d’une biennale qui se déplace dans la région mais qui reste centralisée à Orléans : elle s’appelle toujours Biennale d’Orléans avec des expos à Orléans et si les visiteurs veulent visiter la Biennale ils doivent voyager dans la région.


MG : Comment les choix artistiques s’inscrivent dans ce bâtiment ?

AD : Quand je suis arrivé, il a fallu changer tout un vocabulaire, changer la manière de faire de la médiation changer aussi la manière de constituer une équipe, il y a dans l’équipe du FRAC des gens qui ont Bac+5 mais aussi des gens qui ont des responsabilités et qui n’ont pas le bac parce qu’il faut commencer par cette ouverture.

Après il fallait installer une idée très simple, c’est que quand vous entrez dans un musée vous n’êtes pas obligé de tout aimer, détester une œuvre d’art est autorisé. Le problème actuel est cette injonction à aimer ou à adhérer à l’œuvre que l’on vous expose. On a tellement appris au public par un système de domination culturelle que si vous entrez dans un musée, le musée va vous anoblir. Ce n’est pas le but, c’est ce que je demandais aux médiateurs de dire au public “Il y a peut-être une œuvre qui va vous arrêter et avec laquelle vous avez quelque chose à dire.” Nous ne défendions pas les œuvres exposées, on donnait des clefs de lecture, en revanche il y avait une orientation artistique claire.

J’ai décidé en arrivant au FRAC de sortir d’une histoire technique de l’architecture et de l’art contemporain, c’était alors l’évolution depuis les radicalités,  l’impact de l’ordinateur, et ça, j’ai voulu en sortir en questionnant le contenu politique de l’architecture et de l’art contemporain.

Un bâtiment c’est un geste politique, tous les bâtiments. La cathédrale n’est pas là où elle est par hasard : elle est là pour dominer la ville et ce ne sont pas des décisions de l’architecte mais celles du commanditaire : c’est l’élu qui décide que le FRAC va être là, c’est l’élu qui vote les budgets, l’architecte répond. Donc cet art contemporain dont on dit “il est choquant etc..” en fait ce n’est pas la question de l’art qui choque ou pas, nous n’étions pas dans cette ligne d’un art qui se construit en opposition à la société. Ma quête était de dire pourquoi cette nécessité de l’art et de l’architecture ? Pourquoi sommes-nous obsédés par ça ? Il n’y a pas d’être humain qui vit sans art.


MG : Comment se sont inscrits vos choix en matière d’architecture et d’exposition ?

AD : Moi je soutiens que l’utopie, ce n’est pas une projection vers le futur, mais c’est l’effort du souvenir, l’utopie c’est avoir le courage de se souvenir. Toute la modernité est construite sur l’amnésie et elle est tellement construite sur l’amnésie que parfois on se dit “tiens c’est moderne, c’est contemporain”, ça nous emmène vers le futur et vous dites mais on trouve ça dans la mosquée de Tombouctou ou dans les architectures d’Afrique du Sud… Donc le projet initial était construit depuis les années 90, avant internet, dans un projet européen de l’ouest, même l’Europe de l’est n’était pas intégrée et la collection tournait en rond entre européens comme si le reste du monde ne parlait ni d’utopie ni  de prospective, ni de radicalité, et en plus il n’y avait que des hommes dans toute la collection. Le rêve des architectes les plus radicaux, c’est d’être nomades. La radicalité, ce n’est pas une projection vers le futur, ce n’est pas une prospective, c’est là une vraie discordance avec le projet qui m’a précédé.

Nous avons exposé Demas Nwoko pour la première fois en Europe au cours de la Biennale 2017-2018, et en 2023, à Venise il vient de recevoir le Lion d’or de la Biennale de l’Architecture. Notre Biennale a permis, pour la première fois, à la collection de traverser la Méditerranée et d’aller voir ce qui se passe au Sud.

Nous devons nous souvenir du reste de l’humanité qui a participé à la création de la modernité européenne et qui a participé à construire les grandes idées universalistes européennes. Toutes ses grandes idées, l’Europe ne les a pas inventées seule, elle les a inventées en allant parfois faire un hold-up intellectuel qui est pire que la colonisation : on extrait la matière et l’on prend les idées. Il fallait que notre projet artistique soit conscient de ce qui se passe dans le monde.

Pour moi l’utopie c’est le courage de se souvenir, c’est le courage de l’égalité, c’est le courage de ce que j’appelle une architecture faible parce que c’est ça le futur, le futur n’est pas une architecture dominante et en cela, c’est tout sauf l’architecture des Turbulences ! La radicalité c’est de se dire que l’architecture contemporaine est en train de perdre la mémoire et on le voit dans le débat écologique, tout ce que l’on nous propose en termes de nouveau bâtiment c’est se souvenir : il faut construire avec de la terre, vous pouvez construire partout sur la Terre avec de la terre, ce n’est pas moderne, c’est juste un courage de se rappeler. Mais pour comprendre ce que la terre crée dans le vocabulaire de l’architecture, d’expérimental et de moderne il faut aller au Yémen… Vous êtes obligés d’aller en Afrique, en Amérique latine, et il faut exposer ce qu’il y a autour du bâtiment, la vie sociale l’engagement politique, etc.

D’ailleurs il y a un vrai problème avec le mot architecture et parfois je fais une faute exprès, j’écris architecture avec un S, on dit Les Mathématiques au pluriel. L’architecture, l’art contemporain c’est un archipel, on n’est pas obligé d’aimer toutes les îles mais on peut apprécier de voyager d’une île à une autre…


Propos recueillis par Gérard Poitou et Jean-Marc Dumas


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Commentaires

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  1. Bravo pour avoir recueillis ces propos d’Abdelkader Damani que tous artistes, indépendament de leur âge et de leur(s) tendance(s) devraient lire…
    ainsi que les décideurs culturels, les profs d’art pastiques, et tous les enseignants qui ont une vision parfois bien différente…
    Une grande leçon,
    Merci!

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