« Lost Country », la politique plus forte que l’oedipe

Dans Lost Country, Vladimir Perišić met en scène un conflit qu’il a lui-même vécu étant adolescent. Son personnage (son double) Stefan ne peut pas cautionner le rôle de sa mère porte-parole nationaliste. Conflit intense et silencieux développé dans un cinéma classique mais fort. Comment l’Histoire peut détruire des personnalités.

Par Bernard Cassat

Jovan Ginic en Stefan. Photo Kinoelektron Easy Riders Films


En 1996, la toute jeune Serbie est pilotée par Milošević, ex communiste devenu nationaliste et très contesté par les pro-européens, et surtout dans la ligne de mire du tribunal international de La Haye pour crime de guerre. Il perd les élections municipales mais n’accepte pas sa défaite.

C’est dans ce contexte historique que se situe l’histoire de Lost Country. Stefan, quinze ans, est un fils de politiques. Son père est absent, il vit avec sa mère qui devient porte-parole du parti de Milošević. C’est un ado très ordinaire. Il marche assez bien à l’école, aime le waterpolo et s’entraine avec ses copains. Il adore ses grands-parents, qui vivent à la campagne, vieux communistes qui ont gardé leur idéologie. Il a un rapport très fort avec sa mère, une sorte de couple étonnant où elle mène la danse et lui se laisse faire.

Stefan s’assombrit de plus en plus. Photo Kinoelektron Easy Riders Films


Mais au lycée comme dans les loisirs, la politique vient s’insérer entre les copains. C’est un âge où on ne fait pas de nuances. Stefan va très vite subir les choix politiques de sa mère. Ostracisé au sport comme au lycée, il tente de la défendre, puis se tait. Tout l’enjeu du travail de Vladimir Perišić et de sa scénariste Alice Winocour tourne autour de ce silence et de cette solitude dans lesquels Stefan vit un conflit majeur : l’amour et la tendresse qu’il voue à sa mère et la difficulté de défendre un parti politique qui nie le vote et qui réprime à outrance. On le voit prêt à aider les manifestants, puis affirmer que sa mère ne ment pas, puis essayer de prendre part à des manifestations, mais il en est rejeté. Il n’a pas de place dans ce conflit social, à l’âge où déjà une place dans la société est difficile à construire. Et malgré lui, il s’enferme dans le silence. Cinq ou six fois, il dit à sa mère qu’il veut lui parler. A chaque fois, elle le rejette.

Stefan et sa mère, interprétée par Jasna Djuricic. Photo Kinoelektron Easy Riders Films


Les deux acteurs majeurs de cette histoire sont éblouissants. Jovan Ginic en Stefan incarne à merveille cet ado boudeur et tourmenté, à la fois gamin insouciant qui cueille des noix avec son grand-père, adolescent frondeur qui juge intérieurement sa famille pendant un repas d’anniversaire et adulte affolé par ce qu’il surprend chez sa mère. Son physique banal lui permet de jouer tout cela avec une finesse d’acteur accompli. Quant à Jasna Đuričić dans le rôle de sa mère Marklena (contraction de Marx et Lénine, c’est dire le niveau de communisme de la famille !), elle fait admirablement passer la félonie politique comme l’amour maternel. Son beau visage plein de tendresse peut d’un seul regard devenir celui d’une commissaire politique stalinienne. Lorsqu’elle répond à son fils, « Ne me parle pas de mon travail », c’est tout le système dictatorial qui s’exprime.

La contestation à Milosevic. Photo Kinoelektron Easy Riders Films


Vladimir Perišić a en fait vécu cette situation. Il raconte que sa « mère a participé à la politique du régime de Slobodan Milošević. Elle n’était pas porte-parole comme la mère de Lost Country mais travaillait à la culture ». Il a donc recréé l’univers de sa propre adolescence, sans pour autant en rajouter. Décors sobres, immeubles d’époque, vrai lycée qui date de ces années-là. Plusieurs séquences de waterpolo brisent les couleurs marron sombre du reste du film. Les images de campagne du début, verdoyantes et bucoliques, vont s’assombrir pendant le film, laissant la place à des gros plans presque noirs. La fin est d’ailleurs noire, très noire…

On sait maintenant que les manifestations de l’opposition ont obligé Milošević à reconnaître le résultat des élections quelques mois plus tard. Et que Vladimir Perišić a réussi à venir en France faire des études de cinéma !

 

Plus d’infos autrement sur Magcentre : « Notre corps » : le cinéma du réel de Claire Simon

Commentaires

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  1. Bien que les deux histoires soient différentes, cela me rappelle un film sorti en France il y a tout juste 20 ans, “Good bye, Lenin !” du réalisateur allemand Wolfgang Becker.
    Une mère, fidèle jusqu’au bout aux idéaux de la RDA, sombre dans le coma avant la chute du mur et se réveille après. Ses deux enfants, favorables à la réunification, lui cachent alors la vérité, la disparition de la RDA.

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