Christophe Lidon, Directeur du CADO s’entretient avec Magcentre

Paroles riches d’un metteur en scène autour de la pièce qu’il a créée au Festival d’Avignon, « l’Île des esclaves » de Marivaux, et programmée actuellement au théâtre d’Orléans, réflexions sur le métier de metteur en scène, et diverses problématiques.

L’île des esclaves – mes Christophe Lidon


Propos recueillis par Bernard Thinat

Que sait-on des circonstances qui ont amené Marivaux à écrire « L’île des esclaves » ?

 

Ch L : Il a surtout cette posture de voie du milieu où il propose non pas de faire la révolution 64 ans avant et de décapiter les maîtres, mais plutôt de réapprendre à vivre ensemble, à se comprendre, à s’apprécier. C’est intéressant parce que toutes ces années après, on se rend compte que rien n’a changé, que le pouvoir est toujours dangereux, que l’abus de pouvoir est toujours menaçant, et c’est pourquoi j’ai voulu l’écriture de Valérie Alane pour accompagner au sein de cette troupe, la même difficulté de vivre ensemble. La pièce de Marivaux est une représentation d’un humanisme éclairé, on est au siècle des Lumières, avec une réflexion profonde sur l’être humain. Ces changements d’identité dans la pièce vont peut-être leur permettre à l’avenir de mieux cohabiter, d’être moins violents, moins dans l’abus de pouvoir. Il y a une phrase de Valérie Alane dans l’écriture contemporaine que j’aime beaucoup : « Le pouvoir impliquerait-il intrinsèquement l’abus ? ». Dans la pièce de Marivaux, le personnage de Trivelin m’a passionné. Dans toutes les mises en scène que j’ai vues, Trivelin est moralisateur, un peu relations humaines. Moi, je vois dans l’obsession de sa pensée, les prémices d’un dictateur, celui qui ne supporterait pas de dévier. J’ai trouvé ce personnage très nihiliste, très linéaire dans sa pensée et très manipulateur.


Parlons de l’autre versant du texte, celui écrit par Valérie Alane, qui montre un conflit entre acteurs et metteur en scène.

C’est un clin d’œil aux « Acteurs de bonne foi », l’autre pièce de Marivaux, où les acteurs revendiquent la liberté au sein d’une troupe. Je trouve qu’il est passionnant pour le spectateur d’être dedans dehors, d’avoir une vision sur les coulisses, et se rendre compte que ce n’est pas si idyllique, que le metteur en scène a une partie à jouer qui est sensible. J’aime son obsession, c’est quelqu’un qui a des rituels, et qui est en déséquilibre, même s’il applique son pouvoir artistique un peu trop fort. Je trouve intéressant de se dire que  la créativité permet tout, nous motive à avancer, mais c’est un jeu de miroirs dangereux et il y a une limite à cette intransigeance. Dans le texte de Valérie Alane, le metteur en scène, Julien, avait des ambitions, mais qu’il n’a pas su communiquer dans la générosité, dans son humanité et qui s’est retrouvé bloqué dans sa création. C’est très difficile de créer, d’entreprendre, il y a des convictions qu’il faut porter jusqu’au bout, mais ne jamais oublier d’être compris. En tant que Directeur du CADO, j’aime cette pédagogie avec un public, que les spectateurs qui viennent voir les répétitions publiques, qui viennent voir les montages, ne vont pas seulement être consommateurs de culture, mais avoir une « vision rayons X » sur un spectacle.


La dernière phrase « le théâtre peut-il réparer le monde » est très belle, mais est-elle vraie ?

Je n’ai pas de réponse. Je m’y emploie depuis 40 ans. Pour cela, il faudrait que le monde réenvisage le théâtre. Je me rends  compte qu’il est essentiel de faire faire du théâtre aux jeunes, qu’il soit présent dans les écoles. Je salue les profs qui amènent leurs classes au spectacle vivant et je dis aux élèves qu’ils ont la chance d’avoir un prof qui a encore cette énergie à leur donner, cette foi. Si le théâtre peut sauver le monde, le seul moyen qu’il a, c’est d’exister et d’être perçu par les jeunes.

L’île des esclaves – Photo Barbara Buchmann-Cotterot


Le spectacle débute par la lecture du « voyage de Gulliver ». Pouvez-vous vous expliquer ?

Les deux textes sont écrits la même année. Deux manières d’envisager le monde, une façon sociale et humaniste, et une façon fantastique, fantaisiste, et tellement symbolique. Deux façons de se situer par rapport à la planète et au monde. Je trouve que le 18ème siècle est un siècle lumineux surtout pour le théâtre. J’avais envie de placer cette citation de Gulliver au début du spectacle pour comprendre comment le naufrage s’était passé avec les mêmes mots. Les premiers mots d’Iphicrate sont les mêmes que ceux utilisés dans « le voyage de Gulliver ». J’aime bien la synchronicité, et comme par hasard, le CADO programme « Gulliver » au mois de décembre. Les gens pensent que j’ai mis cela pour annoncer le spectacle de décembre : évidemment que non ! J’aime beaucoup cette mise en perspective, comme j’aime aussi l’île se construire sous nos yeux, qui tombe du ciel, je trouve que c’est un beau moment de théâtre.


On retrouve cette idée de l’île au théâtre déjà dans Shakespeare avec « la Tempête » et « la Nuit des Rois ».

 L’île est l’endroit de l’utopie, c’est l’endroit où on peut inventer ce qui n’existe pas dans la société. Le fait que l’île se construise sous les yeux du public, c’est une façon de rappeler qu’au théâtre, on peut tout faire, et c’est ce qui est dit à la fin en bord de scène, « au théâtre, on peut faire, refaire, défaire ». Comme c’est le lieu de l’instabilité, c’est aussi le lieu de l’éphémère. C’est important que le théâtre soit éphémère comme une ardoise magique parce que c’est le seul moyen d’avoir la liberté d’écrire ce qu’on veut. J’ai travaillé avec de nombreux metteurs en scène, et la seule chose qu’ils aient en commun, c’est l’impermanence, celle des choses qui permet toutes les libertés. Depuis 8 ans que je suis Directeur du CADO, je ne me suis jamais autant senti impermanent, il n’y a pas d’inscription puisque mon travail est celui d’un passeur pour amener les spectateurs à rêver, à avoir sous les yeux des images qui se composent, se décomposent, à accueillir les gens sur le parvis du théâtre parce que c’est mon rôle. La seule chose qui est importante pour moi est d’être inscrit dans la cité, avoir un rôle d’homme, c’est quelque chose que je revendique.


Pendant le spectacle, on peut ressentir à un moment donné, un regard adressé aux migrants.

C’est l’allégorie la plus forte aujourd’hui. Je vais prendre un exemple. Monter « l’île des esclaves » avec des noirs, c’est ramener le propos à une situation et une histoire. Évidemment, il y a eu des esclaves, que les Français en ont été responsables comme d’autres peuples, on ne doit pas se détourner de cette histoire et la regarder de face. J’ai vu « l’île aux esclaves » montée à la Réunion avec des Blancs et des Noirs, je trouve que cette pièce d’un seul coup se coince dans une seule problématique raciale. C’est dommage. Autre exemple avec Mlle Julie de Strindberg que j’ai monté en 2020. J’ai vu une version où Jean était noir et Julie blanche. Je trouve que ça déplace le problème. D’un seul coup, on est dans une lutte raciale, sociale, mais on occulte la lutte globale, politique, le fait d’être un valet. Pour moi, toutes les allégories existent, que ce soient les véritables esclaves aujourd’hui, les migrants, sauf qu’on ne propose pas grand-chose aux migrants, alors que dans la pièce de Marivaux, il y a un principe de reformatage des personnages.


C’est un spectacle qui part en tournée ?

Il a été créé à Avignon, à la Condition des Soies qui est un tout petit lieu, mais une salle merveilleuse, circulaire. On a donc recréé à Orléans, répété quinze jours. C’est un vrai plaisir. Il y aura une tournée dans deux ans. Mais au printemps prochain, dans la seconde quinzaine de mai, on va faire une mini-tournée dans le Loiret et jouer dans des endroits inattendus, pas des endroits de théâtre, mais sous les étoiles, dans six villes du Loiret. Cela me plaît beaucoup car c’est une de mes missions, faire aller le théâtre à la campagne.

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L’île des esclaves

de Marivaux
mise en scène et scénographie Christophe Lidon
adaptation Michael Stampe
texte additionnel Valérie Alane

avec Valérie Alane, Thomas Cousseau, Armand Eloi,
Morgane Lombard, Vincent Lorimy

du 20 septembre au 1er octobre 2023 • durée 1h20
salle Pierre-Aimé Touchard

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