“Anatomie d’une chute”, une brillante palme d’or

Justine Triet et son film méritent les ovations émises par quasi toute la critique. Intelligent, séduisant, profond, avec des acteurs formidables et un montage au scalpel, cet ouvrage fonctionne à merveille dans toutes ses intentions. Tentons de rajouter notre contribution…

Par Bernard Cassat

Vincent (Swann Arlaud), l’avocat de Sandra (Sandra Hüller). Photo Les Films Pelléas-Les Films de Pierre


Anatomie d’une chute est un film complexe. Chaque élément s’articule à un ensemble et prend a posteriori une valeur pas forcément perçue. Tout le long des deux heures trente du film, des séquences sont reprises, analysées par d’autres, décortiquées jusque dans leurs moindres intentions. Avec différents points de vue, celui de l’avocat de la défense (Swann Arlaud), celui de l’avocat général (Antoine Reinartz), celui de Daniel (Milo Machado Graner), le fils de Sandra (Sandra Hüller). Sans pour autant que le film piétine, bien au contraire. Ce sont ces retours qui le font avancer.

Film de procès uniquement ?

Mais vers quoi ? Vers la culpabilité ou l’innocence de Sandra, accusée d’avoir tué son mari ? A un moment, elle répète son innocence, et Vincent, son avocat, lui répond : « Ce n’est pas la question ». Effectivement, le verdict du procès ne répond pas à la question posée par le film, qui n’est pas celle de l’assassinat/suicide, mais celle d’une faillite, de la chute d’un couple. Question qui est au centre du procès, ce procès qui d’une certaine manière est le sujet du film : la torsion, jusqu’à l’absurde parfois, des faits et des paroles pour les faire coller à un point de vue, un rôle. Une fiction, donc. Cette manipulation du réel installe une tension parfois insupportable. Le suspens ?

L’avocat général (Antoine Reinartz) Photo Les Films Pelléas-Les Films de Pierre


Car la question, à la fois du procès et du film, c’est celle de rendre compte. De raconter. Juste les faits, ce qui est impossible, puisque celle/celui qui raconte a un point de vue, une place. Sandra raconte à son avocat, l’avocat général raconte comment les faits sont arrivés, etc. Un moment magnifique donne la parole au mort, le père à l’image qui parle mais on entend la voix du fils. Daniel revit dans sa tête cet instant, c’est son cinéma intérieur.

Salle d’audience ou salle de cinéma?

Le mort, d’ailleurs, on ne le verra jamais vraiment, uniquement par écran interposé. Sauf dans la séquence cruciale de la dispute. Son enregistrement audio éclate avec violence dans la salle d’audience, mais les images sur l’écran la replacent dans la fiction. Cette dispute se déroule donc à la fois dans deux lieux différents. Sauf la fin, où le film revient dans la salle d’audience. Sandra précise ce que l’on entend. Un zapping qui réintroduit le doute chez tout le monde. Tout redevient une affaire de croyance en la parole de l’autre.

Qui raconte ?

Même en fiction se pose la question de l’auteur, celui qui raconte. Ou plutôt qui a eu l’idée de ce qui est raconté. Le procureur accuse Sandra, écrivaine reconnue, d’avoir volé un texte, en tout cas une idée, à Samuel, écrivain novice. Ce qui donne de l’eau au moulin de sa position castratrice dans le couple. Cette accusation, une de plus de la part du procureur très partial, soulève le terrain intellectuel et créatif dans le conflit du couple. Mais aussi le rapport de la fiction avec la ou les vies de l’auteur et de ses proches. Dans la dispute du couple d’ailleurs, l’accident de Daniel puis l’organisation de la famille autour de ce fils handicapé sont une question primordiale.

Daniel (Milo Machado Graner) Photo Les Films Pelléas-Les Films de Pierre


Le personnage de Daniel, au fond la clé de ce film, de l’histoire comme du procès, est une formidable trouvaille narrative. Déchiré par la mort de son père, il est tiraillé par le soupçon de culpabilité de sa mère. Très mal voyant, il avance à l’aveuglette, comme dans cette scène extraordinaire où il monte dans les combles regarder par la fenêtre possiblement du crime, sur la musique d’un prélude de Chopin qu’il joue lui-même au piano avec maladresse mais combien d’émotion. On voit alors sa difficulté à savoir, à décider. La séquence de l’empoisonnement de son chien confirme ses tâtonnements. Formidable enfant d’une lucidité impressionnante qui fait l’apprentissage douloureux de ce qui s’appelle la justice, qui prétend juger la réalité. Qui oblige les accusé.es à justifier leur vie dans une salle d’audience. Passage du privé au public, de la vie vécue à la vie racontée, de l’émotion à la froideur, de l’intelligence émotive à la raison. Projection faussée puisqu’elle se déroule dans une salle d’audience et non de cinéma.

Par ce travail brillantissime, Justine Triet mène de front une profonde réflexion sur le cinéma, son rapport au réel, le couple, le privé et le public, la justice. Sandra, sa porte-parole, transmet toute la difficulté de vivre sa vie tel(le) qu’on est en respectant ceux qu’on aime sans abandonner ses ambitions. Puissant et magnifique message d’une femme passionnante.

 

Plus d’infos autrement sur Magcentre : [Rétro] Nicolas Philibert : « Un documentaire interprète le réel »

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