Le 1er juillet, Montargis se réveillait assommée, après une nuit d’émeutes, d’incendies et de pillages. Magcentre est allé à la rencontre de deux habitants du centre-ville qui ont vécu des crises politiques, voire la guerre civile, dans leurs pays d’origine. Leurs témoignages sonnent comme un avertissement.
Par Izabel Tognarelli
Aina était lycéenne à Madagascar au moment de la crise politique de 2009. Mohamed a quitté la Syrie à cause du Printemps arabe. Tous deux vivent et travaillent dans le centre-ville de Montargis, dans le lacis de ruelles proches de la rue Dorée. Ils ont vécu cette nuit d’émeutes et tous deux commencent leur narration de la même façon : ce qui s’est passé ce soir-là les a replongés dans un épisode de leur vie qu’ils pensaient derrière eux.
Une image surgie du passé en Syrie
Mohamed nous livre son témoignage dans lequel le passé se mêle toujours au présent, signature des traumatismes non digérés : « J’ai fermé comme d’habitude vers 23h. J’étais à la maison et j’ai entendu du bruit. Mais dans ce quartier, il y a toujours du bruit, des fêtes, etc. Mais j’ai entendu une femme qui pleurait et qui criait. Je me suis dit qu’il se passait quelque chose de grave, que je ne pouvais pas rester à la maison. Je suis descendu, j’ai vu de la fumée partout et j’ai senti l’odeur, dehors, comme… la guerre ». Mohamed a marqué un temps d’hésitation avant de prononcer ce mot : il sait pertinemment à quoi ressemble la guerre. « Ça m’a tout de suite rappelé ce qui s’est passé en Syrie en 2012. Cette année-là, tout a changé. Le 30 juin dernier, je n’ai rien compris à ce qui se passait. Je suis allé rue Dorée, j’ai regardé pour comprendre d’où venait cette fumée. J’ai vu des gens en train de voler, j’ai vu la police arriver. Et j’ai ressenti que c’était comme le Printemps arabe, la
guerre ».
En Syrie, Mohamed a vu comment la révolte, face au régime de Bachar El-Assad, a dégénéré en guerre civile. Il établit un parallèle : « Cette nuit-là à Montargis, il ne s’agissait pas de gens venus d’ailleurs ; ce n’était pas des envahisseurs, mais des gens d’ici. Je suis inquiet. En Syrie, j’ai tout perdu. Mon commerce est mon dernier espoir, je le protège. Cette nuit-là, je suis resté dehors devant mon local : je ne laisserai personne le casser. Je défends mon commerce ». Au cours d’une interview passée, Mohamed nous avait montré une vidéo où on le voit errer dans Alep, après un bombardement : « En Syrie, on voit une tête d’un côté, des pieds et des mains ailleurs ; les ambulances sont partout. On ne pense pas aux vitrines, on ne pleure pas ce qui a été cassé : on a oublié. Ici, les gens sont tristes, c’est normal ; mais personne n’a été blessé, c’est le plus important ».
À Madagascar, une journée particulière, sur fond de crise politique
Aina (le prénom a été changé) a quant à elle observé cette nuit d’émeutes à Montargis depuis une rue perpendiculaire à la rue Dorée. « J’entendais le bruit des vitres cassées. Le plus surprenant a été de voir des enfants de 9 à 13 ans évoluer tranquillement, y compris au sein de l’attroupement ». La rumeur en bruit de fond et surtout l’odeur d’incendie ont ravivé chez elle le souvenir de la crise politique en 2009, à Antananarivo, des faits qui se sont déroulés sur plusieurs mois et qui ont comporté leurs scènes de pillages des magasins du centre-ville de Tananarive, ainsi que des incendies.
Aina nous relate ce qu’elle appelle « sa journée particulière » : « Mon lycée était proche du centre-ville. On était venu au lycée, comme d’habitude, mais dans une atmosphère assez tendue. Or ce jour-là, les émeutiers sont arrivés jusqu’à ce quartier. En milieu de matinée, on nous a demandé de tous revenir en classe et l’école a fermé son portail. On nous a demandé de ne sortir sous aucun prétexte et les responsables du lycée ont commencé à appeler nos parents, pour qu’ils viennent nous chercher, car les émeutiers s’approchaient. Ils craignaient l’incendie et la casse. On est restés comme ça à attendre dans un stress total. Au loin, on entendait la rumeur qui se rapprochait et on sentait la fumée. Les bombes lacrymogènes des policiers nous ont fait suffoquer. À un moment, on s’est tous retrouvés dans la cour. La pagaille était générale, il y avait des pleurs, des cris. Heureusement, ma mère est arrivée à ce moment-là. Le retour fut compliqué. Ma mère avait peur, surtout pour moi. Elle n’avait pas d’arme, rien pour nous protéger. »
Deux points de vue sur des faits de société
Mohamed est arrivé en France en 2016. Il a eu le temps d’observer d’autres faits de société. « Déjà, avec les Gilets jaunes, mes souvenirs étaient remontés. Ça m’a rappelé les manifestations en Syrie au cours desquelles les policiers tapaient les manifestants, où les manifestants tapaient les policiers. Va-t-on vers un « Printemps européen » ? Parce que, en Syrie, cela a commencé comme ça, entre le public et la police. Après, c’était la guerre ».
Quant à Aina, elle a aussi tiré des enseignements de ce qu’elle a vécu. « Je pensais que je n’allais jamais rencontrer ça en France, d’autant que, lorsqu’il y a des coups d’État, la France réclame toujours la paix, elle est toujours là pour imposer des sanctions économiques ou commerciales ». Aina nous relate un autre épisode, quand elle était toute petite et que son père la conduisait à pied à son école, distante de cinq kilomètres : la France avait imposé des sanctions économiques ; il n’y avait plus d’essence. « Quand je suis partie de Madagascar, je me suis dit que si la France a ce genre d’attitude, c’est que ce doit être un pays très calme ». Que pense-t-elle de l’atmosphère de ces dernières années en France ? « J’entends certains propos par rapport à la classe politique ou à la situation politique. Je ne pensais pas entendre ça ici, car ce sont des choses que j’entendais à Madagascar. Par exemple, j’entends que le gouvernement n’écoute pas, qu’il est méprisant. J’entends que les gens n’ont plus confiance dans le système démocratique, qu’ils ne croient plus en la classe politique, qu’ils ne vont plus voter. En Afrique, le système électoral est trafiqué, donc plus personne n’y croit. On vote pour la forme, parce qu’il faut le faire afin d’obtenir des aides de la Banque mondiale, mais tout le monde sait que c’est trafiqué. Je pensais que la France était un pays où la démocratie était imperturbable, que les gens croyaient fortement en la démocratie ». Alors la démocratie est-elle en danger ? « Ce n’est peut-être pas au même niveau qu’en Afrique, les échelles ne sont pas comparables ; néanmoins, il y a des signaux, des alertes, qu’il ne faut pas négliger. Ça peut être le début de quelque chose. Je remarque qu’il y a des propos qui reviennent et qui m’interpellent. Je pense qu’il ne faut pas les négliger ».
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