Pas la peine de revenir ici sur la mort de Nahel ni sur le traitement de la situation par le gouvernement et la Justice, pour une fois que tout se passe convenablement sur le plan de la procédure, la peur de rajouter de l’huile sur le feu étant palpable au sommet de l’État. Ceci dit, heureusement qu’il y a pas mal d’images qui ont été rendues publiques, qui sait ce qu’il serait advenu de cette histoire en l’absence de caméras… ? Bref.
Depuis trois jours c’est donc un déversement de bêtises mâtinées de peur sur les réseaux sociaux, mais des bêtises de natures différentes. Parfois, sous couvert de bon sens, certain.e.s finissent par raconter des horreurs, incapables d’analyser la situation autrement que par des critères moraux ou sans nuance, laissant poindre un désespoir politique certain. D’autres, plus bourgeois, s’étonnent que des groupes sociaux n’acceptent pas de jouer le jeu de la République-bien-sous-tout-rapport : distribuer des tracts, voter, manifester pacifiquement à 14h place de la Nation en formulant des slogans raisonnables et rentrer à la maison si ça ne marche pas. Petit tour d’horizon et tentative d’analyse à chaud :
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Certain.e.s rejettent dos à dos le policier et le jeune sur fond de « moi j’ai des papiers et je respecte le code de la route, si on me contrôle je m’arrête. Ce jeune avait plein de trucs à se reprocher et il avait déjà été interpellé, c’est pas un ange ». Ok bravo pour le civisme automobile, mais plusieurs remarques : le policier ne savait pas tout cela quand il a arrêté le véhicule, probablement sur base de suspicion vu la bagnole, la gueule des occupants et tout un tas de stéréotypes plutôt vérifiés statistiquement mais qui ne peuvent valoir preuve, encore moins condamnation.
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Il a donc tiré sur un individu pour un refus d’obtempérer où personne ne risquait sa vie de manière évidente – d’où la qualification d’homicide volontaire –, il n’a pas tiré sur un délinquant multirécidiviste avéré, ce qui, du reste, ne serait pas légitime non plus ; l’état de droit, c’est poser un cadre légal et procédural pour traiter les déviances, délits et crimes, ce n’est pas une sorte d’énorme machine à karma où chacun reçoit ce qu’il mérite. Rien ne justifie ni ne minimise le geste criminel du policier, ce n’est pas le jeune qui a commis une infraction qui est le responsable initial du coup de feu – « il a voulu jouer, il a perdu » lit-on souvent sur les réseaux –. Plus on a une procédure claire et un personnel bien formé, bien traité et bien rémunéré pour déployer cette procédure, plus on s’approche d’une société pacifiée. Ou alors il faut assumer vouloir sur-armer et couvrir la Police, dans un scénario à l’américaine, avec les violences qui vont avec. Ou bien un scénario à la brésilienne, où l’on envoie l’armée contrôler les quartiers populaires, là aussi avec une mortalité et une montée en tension évidentes, mettant entre parenthèses les libertés individuelles chèrement acquises.
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Certain.e.s ne comprennent pourquoi les émeutiers des quartiers populaires s’en prennent d’abord à leur environnement, à la voiture de leur voisin ou au Lidl du coin. Là, on a besoin des outils de la sociologie spatiale qui démontre depuis 30 ans que les phénomènes d’auto-censure territoriale, de peur de la centralité, de limitation extrême de l’espace de vie sont typiques des classes populaires. Leur relégation effective, l’enclavement de leurs lieux de vie, les discriminations, les identifications par les attitudes, le langage et les vêtements leur rendent souvent les espaces centraux et les lieux de pouvoir et de culture dite légitime assez difficiles à supporter, ne se considérant pas bienvenus, stigmatisés, pas à l’aise. A Tours, il suffit de passer du parvis de la gare à la rue de Bordeaux puis au nord de la place Jean Jaurès pour voir la sociologie changer en à peine 200 mètres, ce n’est pas qu’une question de distance ou de transports, c’est un phénomène plus subtil qui joue aussi sur la recherche d’emploi, sur les loisirs, sur les commerces fréquentés, sur les choix d’établissements scolaires, tout cela traçant pour chacun.e un espace fréquenté, un espace fréquentable et un espace évité. En Ile de France, rares sont les jeunes de moins de 15 ans issus des quartiers populaires ayant visité la Tour Eiffel, par exemple.
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Peu étonnant que ces populations auto-assignées à résidence commettent des violences et des destructions en cas d’éclatement de colère, d’abord dans leur quartier, d’abord contre des équipements et lieux qu’ils fréquentent et qui font partie de leur paysage symbolique quotidien. On pourrait imaginer qu’ils auraient intérêt à aller piller le Monoprix plutôt que le Lidl, mais c’est ignorer ces phénomènes puissants : le Lidl, ça fait partie du paysage et on y accumule des frustrations, des envies non assouvies, des embrouilles avec le vigile. Le Monoprix rutile, on ne sait même pas qu’il existe, c’est loin, c’est pour les richous, quelque part ça intimide. Idem, pourquoi cramer l’école plutôt que d’aller manifester devant la Préfecture ? L’école c’est la figure d’autorité de proximité, un lieu d’humiliation et de hiérarchisation sociale, le lieu des punitions, des engueulades, des frustrations, c’est d’abord là que des gamins ont envie de laisser libre cours à leur pulsion de destruction. La Préfecture, c’est loin, on ne sait pas ce que c’est, ça ne représente rien de concret dans les violences subies au quotidien.
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Certain.e.s ne comprennent pas l’intensité de la violence déployée, disproportionnée par rapport à l’événement. Là, il faut bien comprendre ce qu’est la nature des passions collectives, de la colère, du sentiment de vengeance projeté et des phénomènes de groupe. Se plaindre de cette violence c’est aussi intéressant que de dire à un mec qui pète un câble et qui s’éclate la main contre le mur après une engueulade que c’est pas malin de faire ça et que c’est dommage de s’abîmer la main.
Les colères collectives sont tout sauf rationnelles et elles ne sont pas des expressions politiques. Pas de stratégie, pas de mise en discours, pas de tactique, pas de pensée à long terme. Envie de tout péter, avec une bonne raison de tout péter et dans une ambiance où les tabous sautent, la violence fantasmée devient violence possible.
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Certain.e.s considèrent que ces émeutes sont une énième preuve de la sauvagerie qui règne dans les quartiers populaires, le plus souvent racisés. Là, c’est ignorer concrètement la nature des rapports quotidiens entre la population et une partie de la police. L’émeute est l’expression ponctuelle et extrême d’un continuum de rapports conflictuels, lisez ou écoutez Didier Fassin, sociologue, pour vous faire une idée. Cette violence et le fait qu’elle privilégie le terrain du quotidien, ça ne sort pas de nulle part. Sans même parler des implications de l’hypervirilisation des jeunes garçons dans ces milieux, la valorisation de modèles de violence et d’auto-organisation, la culture de la compétition inter-quartier et inter-villes qui est poussée à l’extrême par les réseaux sociaux. Sans parler non-plus de la mémoire fantasmée des émeutes passées, racontées par les grands frères comme des faits d’armes, légitimant d’autant plus les passages à l’acte des plus jeunes.
Il ne faut pas essentialiser non plus les quartiers populaires. La majorité des habitants sont les catégories les plus soumises à l’insécurité, même si elles l’expriment peu, contrairement à des bourgeois des beaux quartiers ou à des classes moyennes encellulées dans leurs pavillons qui se plaignent en continu du « tout fout l’camp ».
Et puis, on le sait et des témoignages remontent du terrain : des membres de l’ultra-gauche tendance autonome ou d’inspiration vaguement “mao” participent voire organisent une partie de ces violences avec des perspectives politiques de participer à propager l’étincelle qui vient des cités, parfois en idéalisant et en fantasmant cette colère populaire vue comme « chimiquement pure », pensant donner un sens et une expérience à ces poussées de colère pour les orienter vers un processus révolutionnaire. De l’autre côté, quelques membres de la Police, plutôt dans les brigades anti-criminalité ou dans les CRS – on l’a vu avec les enquêtes sur les groupuscules d’extrême-droite du type FR-DETER – entendent profiter de ce contexte pour taper dans le tas et faire basculer la situation vers une guerre civile qu’ils fantasment et désirent, en une sorte de catharsis ethnique face au “grand remplacement” qui nous emporterait. Provocations, excès de violence, fascination pour la guerre, humiliations… font partie de la panoplie à disposition pour ceux qui veulent en découdre.
Les émeutes de banlieue sont des phénomènes sociaux totaux, avec leur histoire, leur esthétique propre – le bus qui brûle, le pillage de magasins, les CRS qui tirent des lacrymos – et ne sont pas juste d’insupportables et incompréhensibles explosions interprétées comme des métastases d’une société malade. D’autant plus que ce phénomène social a au moins 60 ans et touche avec des modalités comparables tous les pays occidentaux développés, d’autant plus ceux marqués par le fait colonial. Sauf que tout cela, ça nécessite des expertises universitaires et des moyens, et ce n’est pas un gouvernement qui traite les sciences humaines d’usine à islamo-gauchisme qui prendra ce virage. Ce n’est pas non plus un gouvernement de technocrates sortis du VIIe arrondissement obsédés par les chiffres et les économies qui prendra la décision de revoir la fiscalité, la redistribution et les politiques publiques : davantage de police de proximité, de travail social, de prévention, de services publics, d’offre éducative.
Eh oui, les inégalités, la violence symbolique, l’épuisement moral et physique au travail des prolétaires et la pauvreté, ça coûte cher au corps social. Les libéraux dogmatiques qui nous gouvernent depuis 20 ans ne semblent pas le comprendre.