[La Tribune de Joséphine]
En lisant les spécialistes des violences illégales de l’armée française lors de la guerre d’Algérie – Raphaëlle Branche, Pierre Vidal-Naquet, Fabrice Riceputi – on ne peut qu’être saisi par les analogies que l’on peut déceler entre cette période et la phase récente de gestion du maintien de l’ordre dans les mouvements sociaux depuis la Loi
El Khomri en 2016.
Orléans Préfecture septembre 2019 cl GP
Avant d’émettre quelques hypothèses, il va de soi qu’il ne sera nullement question ici de comparer l’incomparable : non, nous ne sommes pas en guerre, non, il n’y a pas de torture dans les commissariats, non, les bilans humains et l’intensité de la violence n’ont pas de point commun avec
la guerre d’Algérie. Il ne s’agit donc pas de tracer des liens outranciers et grossiers mais bien de tenter de comprendre pourquoi notre police exerce un tel niveau de répression, à tel point que nombre de pays occidentaux, de spécialistes universitaires, de médias y compris conservateurs et d’institutions internationales s’émeuvent de ce qui se passe dans nos manifestations. Et bien entendu, il sera question ici de politique, pas de simplifications anti-flic, flics qui, jusqu’à preuve du contraire ne font que suivre les ordres ou, plus précisément, ne font que répondre à une commande politique probablement vague avec leurs techniques, leur culture professionnelle et leur savoir-faire.
L’utilisation Systémique de la violence
Cela étant dit, il y a tout de même quelques phénomènes qui s’éclairent à la lumière de ce que Raphaëlle Branche a pu établir sur l’utilisation systémique de la violence par l’Armée lors des opérations de maintien de l’ordre en Algérie. A noter également que ces opérations ne se sont pas limitées au territoire algérien mais ont également touché les Algériens en métropole, tout en influant durablement sur les rapports de la police française avec les personnes racisées, comme cela est démontré depuis 40 ans pour la gestion des populations issues de l’immigration coloniale et sur-représentées dans les quartiers populaires dits « de banlieue » où les niveaux de violence institutionnelle sont particulièrement élevés et régulièrement à l’origine d’émeutes et de scandales médiatiques.
1) C’est le pouvoir politique qui donne les ordres, mais subtilement. A l’époque de la guerre d’Algérie, pas d’ordre explicite d’outrepasser le cadre légal par les autorités politiques et administratives, mais une exigence de résultats qui pousse les officiers à déployer des techniques extrêmes pour remplir les objectifs. C’est ainsi qu’il faut comprendre la nomination de M. Didier Lallemant à la Préfecture de Police de Paris lors de la crise des Gilets Jaunes, ce haut fonctionnaire promettant au pouvoir politique de régler le problème rapidement avec les tactiques déjà testées en Gironde. En retour, la hiérarchie et les politiques couvrent les dérapages faisant passer le message implicite de continuer les violences, garantissant globalement l’impunité sauf cas particulier bien documenté par des témoins ou par la presse. Ce duo « ordre vague » et « protection par la hiérarchie » est redoutablement efficace, il va même jusqu’à décourager inconsciemment les victimes de porter plainte, convaincues de ne pas être entendues.
2) Ce processus d’impunité suit toujours les mêmes modalités : négation totale d’une quelconque faute des forces de l’ordre, puis, s’il faut lâcher du lest, mise en accusation de quelques individus qui dysfonctionnent, des brebis noires responsables de bavures ponctuelles et bien sûr inacceptables. Par contre, aucun questionnement systémique sur les tactiques et stratégies déployées n’est formulé. Pire, avec l’urgence et la nécessité de prendre des décisions rapidement, on légitime l’idée que la chaîne de commandement administrative est plus pertinente que la procédure démocratique de débat, de confrontation de théories à l’Assemblée, de séparation des pouvoirs et de contrôle par les contre-pouvoirs. Ce processus est une matrice évidente d’autoritarisme et de personnification extrême du pouvoir sous l’angle de l’homme providentiel, mettant entre parenthèses les principes démocratiques et républicains. La crise sanitaire du Covid en a d’ailleurs été une autre preuve évidente, le pouvoir administratif se substituant aux magistrats, le conseil de défense restreint remplaçant le Conseil des ministres.
3) Le fort niveau de violence n’est pas efficace et ne permet en aucun cas à l’État de régler les problèmes en mettant la main sur les responsables des violences, dans notre cas en manifestation. On assiste à une escalade perpétuelle présentée comme efficace et légitime par l’exécutif mais on voit bien que le déploiement de tels moyens humains et matériels en constante augmentation n’est pas synonyme de victoire de l’État mais plutôt un aveu d’inefficacité. Dès lors, il devient évident que la débauche de violence n’a pour unique but que de terroriser les populations civiles pour les couper des activistes les plus radicaux.
4) Cette stratégie de l’exécutif qui se décharge de sa responsabilité politique sur un corps de l’État est particulièrement dangereuse. Elle fracture la confiance de la population envers ses forces de maintien de l’ordre et initie un cycle de vengeance qui tend la situation, et ce sont les agents du service public qui en font principalement les frais. De l’autre côté, la Police ou l’Armée se sentent lâchées et manipulées par les politiques, incapables de prises claires de positions et de responsabilités. Résultat ? Une possible autonomisation de ces institutions, ce que le poids de certains syndicats comme Alliance et UNSA Police auprès du ministère de l’Intérieur tend à montrer : ces représentants peuvent finir par penser qu’ils savent mieux que le pouvoir politique comment gérer les choses et peuvent être tentés de prendre des initiatives, méprisant le politique pour son manque de courage et se méfiant de la population, forcément hostile.
A l’époque de la guerre d’Algérie, l’option de De Gaulle arrivé au pouvoir en 1958 était de conserver cette stratégie de terreur dans le but d’isoler le FLN de la population civile tout en recherchant une troisième force moins violente avec laquelle négocier, mais il était trop tard et il n’a pas trouvé, ce qui explique la rupture profonde entre la France et l’Algérie sur le long terme ainsi que la radicalisation et l’autonomisation d’une partie de l’armée qui ira jusqu’au putsch à l’automne 1961. Emmanuel Macron devrait en tirer quelques leçons et repenser son refus de négocier avec les syndicats et notamment la CFDT qui pourrait incarner cette troisième force qui pourrait permettre de sortir de l’impasse.
Malheureusement, notre Prince-Philosophe ne semble pas trop féru d’Histoire ni de courage et de réalisme politique, quoi qu’il en dise. Le jeu qu’il joue est très dangereux, et se reposer sur une politique délibérée de peur, portée en plus par un ministre de l’Intérieur qui a son propre agenda politique et une stratégie de droitisation assumée, sans avoir des options de sortie, c’est un drôle de pari. Emmanuel Macron se rêvait apôtre du nouveau monde et du XXIème siècle, il semble plutôt prendre le chemin de Guy Mollet.