Mathias Gokalp reprend l’histoire qu’a vécue et écrite Robert Linhart en 68-69. Il se fait embaucher comme ouvrier chez Citroën et vit de l’intérieur les luttes ouvrières de cette année post mai. Une reconstitution prenante d’une chaîne de montage décrit les classes, l’organisation du travail et les tensions. Un regard actuellement rare sur 68 et ses acteurs, sans leçon politique.
Par Bernard Cassat
Swann Arlaud/Robert Linhart au milieu de ses compagnons d’atelier. Photo Julien Panico
Dans L’établi, publié en 1978, Robert Linhart raconte son embauche en septembre 68 chez Citroën et l’année qu’il a passée à travailler dans les ateliers de la porte de Choisy, alors qu’il était maître de conférence d’université. Militant de l’UJCML, il avait rejoint la Gauche Prolétarienne qui prônait l’infiltration pour court-circuiter les syndicats. La GP pensait qu’ils étouffaient la révolte ouvrière.
Mathias Gokalp défriche d’abord le livre pour construire le scénario de son film avec Marcia Romano. Ils n’en retiennent que la grande première moitié, qui raconte l’année d’usine. Ensuite, avec Nadine Lamari, ils construisent le scénario.
Il choisit de montrer à l’écran cette année 68-69 dans un style réaliste, sans esbroufe côté costumes ou décors. Ses acteurs s’adaptent parfaitement à ce choix. Swann Arlaud est un Robert Linhart très convaincant. Son jeu naturel lui permet d’être crédible dans ce personnage ambigu d’intellectuel bourgeois qui tente d’intégrer le monde ouvrier. Olivier Gourmet en prêtre ouvrier syndicaliste amène sa fougue et sa gouaille, et Denis Podalydès en chef d’usine, son énergie et le paternalisme nécessaire à son rôle. Ils sont plongés dans la multitude des ouvriers joués par de jeunes élèves sortis d’écoles de théâtre. Gokalp n’a pas cherché à faire tourner de vrais ouvriers, et pourtant l’authenticité est là.
Une reconstitution d’une chaîne de production de 2cv
Les scènes d’embauche prêtent maintenant à sourire, tant la différence d’avec aujourd’hui est grande. Mais ensuite, la reconstitution d’une chaîne de montage de 2cv impressionne par son ampleur et son réalisme. La production est arrêtée depuis longtemps, mais quelques pièces sortent encore des usines pour les réparations. L’équipe du film a investi un hangar des friches Michelin à Clermont-Ferrand, a récupéré quelques machines et des pièces de 2cv neuves ou d’occasion. La chaîne paraît presque trop propre, trop neuve. Mais elle transmet bien l’ambiance d’usine et toute l’exploitation des ouvriers que décrit Linhart dans son livre. L’enchaînement des gestes fait que le moindre retard à un poste entraîne un déficit de production de toute la chaîne, donc une perte de prime. Les relations humaines s’en ressentent, et Robert se fâche avec son binôme dès les premières minutes de travail.
Le patron Podalydès au milieu de l’atelier. Photo Karé Productions
Gokalp retrace toutes les tensions du monde ouvrier pendant l’année 68-69, cette terrible gueule de bois après le printemps de tous les espoirs. La direction de Citroën, en janvier 69, décide trois heures de travail supplémentaire par semaine pour le même salaire, pour compenser la perte des Accords de Grenelle signés le couteau sous la gorge en 68. Les luttes reprennent. Mais beaucoup d’ouvriers sont fatigués et ont besoin de sous. Tous les caractères, les différentes réponses, sont montrés, des résignés aux enragés, des politisés aux syndicalistes comme Klatzman/Gourmet. Et de l’autre côté, les sécurités mises en place par les patrons, qui mèneront quelques années plus tard à la mort de Pierre Overney devant l’usine Renault de Flins.
Le militantisme à la porte de l’usine. Photo Karé Productions
Robert ne pouvait pas cacher éternellement à ses compagnons ouvriers son niveau de vie, son appartement bourgeois et sa famille aisée. Il recueille chez lui pendant la grève début 69 plein d’ouvriers dans le besoin. Sa loyauté au monde ouvrier ira jusqu’au bout, qu’il atteint rapidement. Des problèmes de santé, physique comme mentale, l’obligent à arrêter l’expérience.
Mathias Gokalp a brillamment saisi la lourdeur du travail à la chaîne et ses conséquences sur la vie des ouvriers. Il met en avant la générosité de Robert, alors que la bourgeoisie de l’époque prenait ces infiltrés pour des fous. Pourtant, cette histoire est aussi celle d’un bourgeois qui découvre dans sa chair la rudesse du monde de l’usine. Mais qui a le mérite de faire sans se contenter de penser. Mathias Gokalp réussit un très beau regard en biais sur mai 68.
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