Interview : Marin Karmitz dans l’ombre de Jean Zay

Avant de recevoir le prix Jean Zay, Marin Karmitz nous a parlé de sa relation au cinéma. Avec sa belle ouverture au monde et sa grande culture, il ne se contente jamais de juste parler cinéma. Sa recherche originelle de communication pour vaincre la peur et la barbarie prend toujours le dessus.

Propos recueillis par Bernard Cassat

Remise du Prix Jean Zay à Marin Karmitz par Hélène Mouchard Zay



Magcentre : Le prix Jean Zay, c’est une belle récompense ?


Marin Karmitz : C’est un grand bonheur et un grand honneur ! Pour une raison liée à ma propre histoire d’émigré accueilli dans les écoles de la République, mises en place par Jean Zay. En plus, toutes mes grandes réussites ont découlé de Cannes. Les films que j’ai faits, je le lui dois. Ça a permis de gagner de l’argent réinvesti dans d’autres films. Ça permet à la culture française d’être encore la plus prestigieuse au monde. Et surtout, son incroyable passion pour la démocratie et la République me guide en permanence.

Je découvre Jean Zay, je ne connaissais pas ce livre formidable Souvenir et solitude. Un mélange de réflexion sur l’état, le pouvoir, sur les combats qu’on peut mener à l’intérieur d’un pouvoir politique. Je l’ai vécu… A un moment, j’ai été une sorte de vice ministre de la culture [délégué général du Conseil de la création artistique, créé en 2009 par Nicolas Sarkozy]. Donc je me suis retrouvé devant des problèmes que lui a su résoudre, et que moi je n’ai jamais été foutu de résoudre…

Quand j’ai arrêté de faire des films, ça a été douloureux, vraiment douloureux… J’avais mis ce travail de côté. Je l’ignorais. Et c’est la première fois qu’un historien, Antoine de Baecque, un exploitant de salle, Michel Ferry, ont voulu réunir l’ensemble de ce que j’ai fait et considérer cet ensemble comme une petite œuvre. Et du coup ça m’a amené à regarder ces films autrement, être moins dur avec ce travail. Je ne m’y attendais pas du tout. Ca m’a beaucoup surpris et beaucoup touché. Je me suis dit que je laisse peut-être une petite pierre à la construction de la grande maison du cinéma. Je le redécouvre par les spectateurs, c’est une grande émotion.

Aujourd’hui, quel type de ciné vous intéresse ?


Celui qui m’a toujours intéressé. Celui des metteurs en scène qui participent justement à ce que j’appelle la construction de la maison. Ceux qui apportent une pierre, petite ou grande… Ces films-là, j’ai du mal à en trouver. Peut-être parce que ma connaissance de l’histoire du cinéma fait que je me dis que j’ai déjà vu ça quelque part. Pas seulement pour le cinéma, d’ailleurs. Je connais pas trop mal les arts plastiques, la photo. Je trouve souvent que ça a déjà été vu, et en mieux. Ca m’embête beaucoup. Parce que ça dénigre le travail, mais ça dénigre aussi le cinéma, ça ne lui apporte rien.

Mais actuellement, la présence de femmes créatrices, par exemple, c’est assez nouveau ?


J’ai été parmi les premiers à découvrir l’intérêt du travail de femmes. Je dois ma carrière à des femmes. Yannick Bellon, Agnès Varda, entre autres. La réalisatrice de courts métrages Anne Dastrée avec qui j’ai fait un court sur Gérard de Nerval. Mais ce qui m’intéresse, c’est non pas qu’elles soient femmes, mais qu’elles expriment autrement une réalité différente. Quand elles sont en opposition idéologique, ça m’ennuie. Agnès Varda, quand elle a fait Cléo de 5 à 7, par exemple, là oui. Il n’y a pas rupture. Le premier film de Jane Campion, que j’ai trouvé absolument formidable. Il y avait une autre approche.

Et le cinéma du monde. Coréen par exemple ?


J’ai produit trois films d’Hong Sang-soo. C’est passionnant. Un cinéma émergeant qui est inscrit dans sa réalité sociale, politique, économique, et qui s’exprime sur un mode nouveau. Hong Sang-soo m’a toujours fait penser à Cesare Pavese, écrivain italien. J’ai adoré ses livres. Dont Antonioni a tiré ses deux premiers films. Hong Sang-soo est beaucoup plus proche de Pavese qu’Antonioni ne l’était. Quelque chose d’essentiel, d’universel, qui fait ce grand cinéma qui apporte des pierres. Qui construit la maison.

Mais je ne vois plus beaucoup de films. Quand j’étais assistant de Godard, on faisait les Champs-Elysées. Il y avait beaucoup de salles. On entrait dans une salle, au bout de 10 minutes il disait « on s’en va ». Une deuxième, « on s’en va ». Ça m’énervait, j’avais envie de voir la suite des films. J’avais une certaine innocence que lui n’avait plus. Maintenant que je suis nettement plus âgé, je fais pareil. Mais ce qui m’intéresse, c’est de me plonger dans les films, les séries des plateformes. Et là, je découvre avec terreur quelque chose qui me semble gravissime, un énorme instrument de propagande qui prône la violence sans mesure, sans limite, et le goût du spectacle de cette violence. Il n’y a plus d’interdit, plus de respect du corps. Le mépris total du corps. Et je pense que c’est dramatique.

Le cinéma de Tarantino annonçait cela ?


Oui, je l’ai d’ailleurs dénoncé. En 1994, j’avais à Cannes
Rouge de Kieslowski. Il y avait un film de Kiarostami, et peut-être de Pintilie, je ne sais plus. Et Tarantino a eu la palme avec Pulp fiction. [ Il y avait en compétition Rouge de Kieslowski, Un été inoubliable de Lucian Pintilie et Au travers des oliviers de Kiarostami]. J’ai fait une déclaration pour dénoncer la victoire de la barbarie.

Il y a trop de films, maintenant ?


Les commanditaires ont changé. Pendant très longtemps, c’était des salles, dont les salles art et essai. Maintenant, ce sont des anonymes. Des exploitants, des plateformes, etc. Qu’est-ce qui peut plaire ? Avant il y avait une éthique. Là, c’est juste le goût des autres.


Vous faites toujours le lien avec le public, vous essayez toujours de transmettre ?


Oui. Notre rôle, c’est cela, de transmettre. Etant donné l’urgence. Transmettre quelque chose qui nous rapproche de l’humain, alors qu’on est en train de s’en éloigner… Ayant connu la violence et la barbarie, il faut absolument être intransigeant sur l’éthique, la morale, la construction d’un monde où il y a des lois, des lois éthiques. Le respect de l’autre.


> Une exposition de photos de ses collections, sur le thème du corps, sera présentée au Centre Pompidou à l’automne.

Marin Karmitz reçoit le Prix Jean Zay


Ce vendredi soir, Hélène Mouchard Zay a remis, en clôture de Récidive 68, le troisième Prix Jean Zay à l’homme de cinéma, réalisateur, éditeur et grand découvreur de talents, Marin Karmitz, sous la forme d’un pavé, œuvre de l’artiste orléanais Denis Pugnère. Préférant éviter les manifestants devant la salle des Carmes qui donnaient une ambiance de mai 68, le ministre de l’Education nationale s’est finalement adressé à la salle en vidéo, avant que Marin Karmitz rende à nouveau un double hommage à Jean Zay comme le ministre de l’Education qui a permis à l’enfant immigré de trouver une place à l’école de la République et comme le ministre de la Culture qui, en créant le Festival de Cannes lui a donné l’opportunité de promouvoir un cinéma d’auteur.

Et pour conclure cette cérémonie, les complices multirécidivistes Michel Ferry et Antoine de Baecque ont annoncé l’année retenue pour la prochaine édition de ce festival qui a trouvé toute sa place à Orléans: ce sera l’année 1989. Avis aux cinéphiles !

Programme du samedi

Plus d’infos autrement sur Magcentre : Marin Karmitz, cinéaste invité de Récidive 68, nous donne sa leçon de vie

Commentaires

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  1. Au lieu d’être là, le ministre Pap N’Diaye avait enregistré une vidéo, faisant principalement hommage à Jean Zay et au festival “Récidive”… et qui lui a évité d’être confrontés aux manifestants devant le cinéma…
    A aucun moment il n’a prononcé “Récidive 68″… !
    “68, 68” ça fait encore mal à la bouche d’un ministre???
    Jusqu’où peut-on reculer ????

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