Dans un documentaire poignant, Laura Poitras démonte la vie de Nan Goldin, artiste photographe, et son combat contre les Sackler, industriels de la pharmacie. Victime elle-même de l’OxyContin, un opiacé qui a fait des ravages, Nan se bat pour l’interdire. Laura fait un portrait magistral de son amie photographe qui l’a toujours fascinée.
Par Bernard Cassat
Nan Goldin. Photo Pyramide Distribution
Laura Poitras a été récompensée par un Oscar en 2015 pour son docu sur Edward Snowden, Citizenfour. Et c’est à une lanceuse d’alerte aussi que s’intéresse Toute la beauté et le sang versé. Mais Nan Goldin est bien plus qu’une lanceuse d’alerte. C’est d’abord et surtout une artiste qui a fait de sa vie le sujet de son art.
Une association, P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now), fondée par Nan Goldin, veut interdire la vente d’un médicament opiacé, l’OxyContin, un analgésique produit par Purdue Pharma et prescrit à grande échelle, et qui rend la famille Sackler, dirigeante de ce big pharma, milliardaire. Nan sait quelque chose des dégâts occasionnés par ce produit, elle est tombée dedans et a eu un mal fou à s’en défaire. Or la famille Sackler est aussi présente dans tous les grands musées mondiaux comme mécène. Nan Goldin, artiste internationale qui expose dans les grands musées, est donc doublement concernée.
Laura Poitras, appelée par P.A.I.N. pour documenter leur lutte, s’aperçoit vite que pour être logique, il lui faut remonter dans la vie de Nan pour comprendre pourquoi elle a eu besoin de prendre ce médicament. Elles décident toutes les deux d’en faire un film, et Nan ouvre à Laura ses archives.
Photo de famille des deux sœurs. Photo du film, Pyramide Distribution
Il y a donc constamment dans le film des allées-venues entre le présent et le passé. Car Nan a mené sa vie tambour battant dans les mondes marginaux des homos, trans et drogués. Une histoire familiale terriblement traumatisante a marqué son enfance. Sa sœur aînée, qu’elle adorait, a été placée par ses parents dans un orphelinat (!) et la jeune rebelle ne cessait de fuir, pour finalement se suicider en se faisant écraser par un train. De cela, Nan ne s’est jamais remise. Elle en fera le sujet de plusieurs séries.
Des clichés de son quotidien de marginale
Elle a passé sa vie à photographier le monde interlope dans lequel elle vivait. Elle faisait des diaporamas qu’elle projetait dans les lieux mêmes où elle avait pris les clichés, des squats, des refuges précaires. A New York, à Paris et ailleurs. Très vite, par la puissance de ses images, elle est devenue une artiste réputée, exposée dans de grandes galeries ou institutions. Tout en continuant à vivre sa vie dissolue et à documenter son quotidien de clichés assez trash, mais d’une vérité impressionnante. Et sa proximité avec les personnes photographiées, présente sur l’image, lui permettait de ne pas entrer dans le voyeurisme.
Intervention devant Le Louvre. Photo Pyramide Distribution
Nan a été un témoin proche de la communauté homo, donc a photographié beaucoup de jeunes gens décimés par le sida. Pas les photos qu’on a pu voir dans les journaux ! Elle avait un rapport intime avec ces gens. Par chapitres dans le documentaire, Laura montre les montages photos de Nan de ces différentes époques. Elle intercale des séquences présentes sur le travail de l’association P.A.I.N. et les interventions dans les grands musées. Le Louvre, qui avait lui aussi été sponsorisé par Sackler et dont le nom était très présent dans les cartouches, a réagi le premier pour enlever ce nom. Le Guggenheim et le Met de New York ont été plus réticents mais ont finalement suivi. Et un procès s’est ouvert contre les Sackler, les membres de la famille pris un à un, et non l’entreprise. Un télé-procès enregistré. Le nombre de décès tourne quand même autour de trois cent mille personnes ! Car souvent les doses médicamenteuses qui avaient créé la dépendance n’étaient plus assez fortes, et les patients se piquaient et mouraient d’overdose. Des parents témoignent de la mort de leurs enfants.
Arrêter le massacre !
Laura Poitras a magnifiquement démonté la vie de Nan. Qui n’a cessé, au fond, de mettre en avant l’importance des regards marginaux méprisés par l’establishment mais essentiels pour comprendre la folie du monde et le pouvoir de l’argent. Elle, qui vivait en marge mais qui en même temps était reconnue, a passé sa vie à raconter ces gens à travers elle. A se battre à leur côté pour arrêter le massacre.
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