La pâte à modeler est un jeu d’enfant qui permet de construire des mondes. Alain Ughetto a réinventé celui de sa famille italienne, puis l’a animé en filmant les personnages, ses aïeuls. Interdit aux chiens et aux Italiens est un film réjouissant, même s’il raconte des vies d’exil difficiles. Ughetto, présent à l’image, joue intelligemment avec son médium et son histoire.
Par Bernard Cassat
Les immigrés italiens ouvrent grands leurs yeux dans leur nouveau pays. Photo Gebeka Films
Alain Ughetto a eu une enfance ponctuée de nombreux déménagements en fonction du travail de son père. Ses parents s’inquiétaient pour son avenir, parce qu’il passait plus de temps à modeler de la pâte qu’à travailler. Devenu bricoleur de génie et réalisateur de films d’animation, il part de là pour raconter l’histoire de sa famille, ce qui justifie à la fois le fond et la forme. Il fait revivre sa grand-mère Cesira et lui pose toutes les questions qu’il n’a jamais posées de son vivant, comme très souvent dans les familles. Mais une enquête minutieuse lui a permis de retrouver le fil et l’enchaînement des générations.
Le fil, c’est le travail que le courage et les mains habiles de ses aïeuls lui ont légué. Son grand-père Luigi est un montagnard du Piémont, pays de châtaignes et de brocolis. De vraies châtaignes, grosses comme les têtes des figurines qui deviennent les personnages de cette histoire, côtoient des brocolis dessinant des forêts. Ils remplissent les images de cette vallée alpestre où vivent les Ughetto.
Le tour de France passe au Paradis. Photo Gebeka Films
Pays rude et pauvre, l’Italie naissante de la fin du XIXe siècle voit partir des millions de malheureux. C’est le sort du grand-père. Déjà marié et avec ses premiers enfants, la famille traverse les Alpes à pied et trouve du travail d’abord au creusement du tunnel du Simplon, en Suisse, puis plus tard au barrage de Génissiat, en France. C’est là que les surprend la guerre, et l’état français naturalise rapidement les Italiens résidents depuis longtemps en France. Toute l’histoire du XXe siècle est d’ailleurs présente dans le film, notamment le fascisme qui s’installe partout en Italie dans les années 30, même dans le petit village dont la famille est originaire. Puis les grands-parents verront les avions italiens venir bombarder leur petit Paradis, comme ils ont appelé la grande ferme achetée dans les Alpes françaises.
Un dialogue intergénérationnel
Paysans au départ, puis travailleurs manuels, les Italiens immigrés ont beaucoup été employés dans le BTP et les travaux publics. Alain reprend cette intelligence manuelle pour jouer avec la pâte à modeler, et s’amuse, pour bien marquer le dialogue, à intervenir physiquement dans l’image. Sa main donne un outil au grand-père,
la grand-mère lui sert un café et répare sa chaussette. Et non seulement Alain joue avec les personnages et la chronologie, mais aussi avec les représentations. Les évocations successives du tour de France sont particulièrement réussies !
L’écoute des nouvelles pendant la guerre. Photo Gebeka Films
Comme tous les immigrés, les Italiens se sont trouvés en butte au racisme de la société française. Qui parfois a été violent, comme en témoigne cette affichette devenue le titre du film. Pourtant, cette hargne envers les étrangers n’est pas, loin de là, le moteur du récit. Alain Ughetto a heureusement choisi de mettre en images animées ces vies d’exil que les efforts et le dur labeur ont intégrés au pays d’accueil. Ce qui permet à Alain, lui aussi travailleur manuel, d’utiliser l’agilité de ses mains pour reconstituer en un grand jeu toute la vie de la lignée. Aboutissement réjouissant, travail soigné, l’ouvrage résiste, comme le tunnel du Simplon creusé par son grand-père qui sert encore ! Film d’amour et d’humour, il permet à toutes les souffrances endurées par trois générations d’éclater dans un jeu magnifique qui a obtenu le prix du jury du Festival d’Annecy et celui du meilleur film d’animation des European Film Awards.
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