Alain Gomis a récupéré des rushs audiovisuels tournés en 1969 pour un portrait du pianiste de jazz Thelonious Monk. A partir de ce matériau, il a construit Rewind and Play, qui nous fait entendre la musique de Monk, mais aussi la terrible pression des réalisateurs d’alors, qui transforment le pianiste en forçat du clavier.
Par Bernard Cassat
Monk seul dans l’effervescence du studio de l’ORTF. Photo JHR Films
Alain Gomis, scénariste et réalisateur, et son ami documentariste Olivier Rignault, ont déniché dans les archives de l’INA des documents sur Thelonious Monk. Près de deux heures de rushs. Des moments de « discussion » avec Henri Renaud et des séquences de Monk au piano. A partir de ces images non retenues dans l’émission Jazz Portrait, le cinéaste a réalisé un travail qui ne fait pas seulement écouter la musique de ce pianiste si particulier. Thelonious Monk, on le sait, était un homme à part. Un peu fou pour certains, autiste ou approchant pour d’autres. Peu importe le diagnostic sur l’homme, il est évident maintenant que c’était un génie du piano. Il n’avait pas seulement un style, mais ouvrait un univers dès que ses doigts touchaient le clavier.
Alain Gomis retient de magnifiques séquences de musique. Heureusement. Mais l’apport de son film est ailleurs. Ce 17 décembre 1969, avant un concert le soir salle Pleyel, Monk arrive dans un studio de l’ORTF pour enregistrer l’émission. Fatigué, il se prête pourtant au jeu. Henri Renaud lui pose quelques questions et tout de suite on sent un malaise. Lorsque Monk parle de sa première venue à Paris, et dit en souriant qu’il était « pétrifié », Renaud le coupe. « C’est pas gentil de dire ça », lui déclare-t-il. On en reste pantois, et surtout malheureux pour Monk qui semblait prêt à raconter, lui qui est si avare de paroles.
Le forçat du clavier… Photo JHR Films
Au milieu d’un brouhaha incroyable, il se met au piano. Les plans sont un peu raides et ne s’enchaînent pas vraiment. Alain Gomis explique qu’à cette époque, les émissions « étaient montées en direct, je ne pouvais donc pas passer comme je le souhaitais d’une caméra à une autre. » Il part donc du matériel qu’il a. Thelonious a gardé son petit chapeau africain dont il se sépare rarement. Et petit à petit, la sueur se met à couler sur son visage. Il continue malgré tout, et lorsque le morceau est fini et qu’il se lève pour partir, Renaud lui en redemande. Le pianiste obtempère en maugréant. Visiblement, il est épuisé.
Une très mauvaise interview
Henri Renaud, lui-même pianiste de jazz, veut à tout prix lui faire raconter une anecdote. Il a un jour été chez Monk à New York et a vu son piano dans la cuisine. Monk approuve du chef. Mais Renaud ne le lâche pas. Il veut lui faire dire que c’est totalement fou de mettre un piano dans une cuisine. Monk répond calmement que son appartement était trop petit pour le mettre ailleurs. Tout est dit dans cette séquence, l’acharnement de l’intervieweur et le malaise de l’interviewé. Ensuite, lorsque Thelonious s’en va enfin, Renaud continue de mal raconter ce que Monk ne lui a pas dit. C’est bien plus qu’une mauvaise interview…
Un regard qui en dit long… Photo JHR Films
Dans quelques images au début, on voit le studio en plans plus larges, avec une foule de gens qui entoure le pianiste. Et l’impression de tomber du ciel en est augmentée. Monk semble ne rien comprendre à ce qui lui arrive, personne ne s’occupe de lui. On ressent son malaise très fortement. C’est toute la force du film de Gomis, faire sentir le poids de ce milieu de la communication, la pression incroyable de l’audiovisuel sur des artistes. Et qui pousse des gens comme Monk a finalement ressembler à ce qu’on racontait de lui, asocial, muet, autiste. Avec en plus la dimension raciale. On ne peut s’empêcher de penser aux champs de coton devant ce visage quasi violé par les très très gros plans et suant à grosses gouttes.
Pourtant cet homme a sublimement exposé son monde intérieur, a transmis des
chefs-d’œuvre et a marqué à jamais l’histoire du piano. Qui se souvient d’Henri Renaud aujourd’hui ?
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