La (très) grande évasion, sur les écrans ce mercredi 7 décembre, tente de cerner le phénomène mondial de l’évasion fiscale. Le documentariste Yannick Kergoat et son graphiste Joris Clerté sont venus présenter leur film en avant-première il y a quelques semaines. Magcentre les a rencontrés.
Par Bernard Cassat
“Il n’y a pas d’argent magique”, affirme Emmanuel Macron. Capture du film
« L’idée du film était double. Expliquer les mécanismes et pointer les responsabilités politiques. L’un n’allait pas sans l’autre. » Dans son documentaire, Yannick Kergoat utilise bien sûr les révélations des Luxleaks et des Panama Papers, ces sources de lanceurs d’alerte. « Ce sont essentiellement les scandales qui mettent un tout petit peu le personnel politique en action. Et font un peu bouger les choses. Personne n’aime payer des impôts. En plus, l’opinion publique se lasse vite. Et il y a une tolérance organisée pour le franchissement de la ligne jaune. Ce n’est pas le cas dans tous les pays. Les pays du Nord sont plus vertueux. Pour la fraude fiscale, il y a un effet pervers démocratique : pourquoi je paierais moi, alors que tel ou tel qui fait des profits gigantesques ne paie pas. Ca attaque directement le consentement à l’impôt. »
Les pompiers sont aussi les pyromanes
Et puis l’attitude des autorités est souvent assez incompréhensible, surtout quand elles mentent. Plusieurs séquences du film montrent Moscovici affirmer « qu’il n’y a pas de paradis fiscaux en Europe ». Cet homme est tout de même commissaire européen aux Affaires économiques et financières lorsqu’il dit cela. « Les gens au courant savent qu’il ment, mais pour les autres, à force de l’entendre sur de nombreux canaux, ça devient une vérité ». Moscovici était alors dans l’équipe Junker, lui-même très mouillé par les LuxLeaks. Or jamais Junker n’a été inquiété. Or des fuites plus récentes ont démontré que rien n’a changé au Luxembourg. Tant il est vrai que « les pompiers sont aussi les pyromanes », dit Alain Deneault, un économiste canadien interviewé dans le film quand il parle de l’OCDE.
Une oligarchie qui s’éloigne de plus en plus
« L’évasion fiscale paraît un objet un peu réduit, précise Yannick Kergoat. Mais dans ses mécanismes, autant juridiques que politiques, elle exprime l’idée qu’il y a une oligarchie qui a pris le pouvoir, qui s’est séparée du reste. » Joris approuve et renchérit : « Il y a deux mondes en train de se séparer. La petite planète du commun des mortels, et d’un point de vue stratosphérique, des personnes qui sont dans un monde satellitaire, et qui vont se détacher de nous. »
De nombreuses infographies expliquent clairement les mécanismes financiers.
D’où un dysfonctionnement profond. « Une grande partie du monde dans lequel nous vivons – l’effondrement du service public, l’accroissement extraordinaire des inégalités – provient de cette dissociation entre ceux qui produisent la richesse et ceux qui en profitent, continue Yannick. L’évasion fiscale n’est pas un défaut du système néolibéral, ni un effet pervers dont on pourrait s’accommoder. C’est vraiment un rouage essentiel de la mondialisation. Du poids croissant que les multinationales détiennent dans les économies, et donc dans la démocratie avec leur pouvoir incroyable de lobbying… Emmanuel Macron est quand même pour moi l’un des représentants de cet univers-là. Le film parle des maux que nous subissons, l’inflation, les grandes fortunes qui grandissent, l’écart entre la rémunération du travail et celle du capital qui est à la source de tout ce mouvement depuis les années 80. J’essaye d’en donner une image un peu précise. »
L’Etat ment aux Français pour servir le capital
Pour compléter son propos et parce que son ressenti est trop fort, Yannick continue. « Dernièrement, en marge de la Cop 27, Macron hyper à l’aise, déclare mot pour mot à un journaliste : “je ne peux pas taxer Total puisqu’il ne fait pas bénéfices en France”. Quand c’est un président de la République qui dit ça… Mentir à ce point là, faire croire au citoyen que Total, ex Elf Aquitaine, qui a 3 700 stations-services en France, un tiers de celles du pays, faire croire que l’essence vendue dans ce réseau commercial ne génère pas un centime ! Au point que Total, je tiens à le rappeler, depuis 2011, n’a payé d’impôts sur les bénéfices qu’une seule année ! Les années Macron, zéro. Quand c’est le président de la République qui dit ça devant les citoyens, je dis qu’il est à genoux devant la multinationale. Il y a là quelque chose d’irréparable. Si au moins il reconnaissait le fait. Mais mentir à ce point, c’est insupportable. Et personne n’a répliqué. Personne n’a contredit. Ca passe crème. »
Un gros travail de recherche
Un document comme ce film demande évidemment une approche particulière et un gros travail de préparation. « Ca a pris beaucoup de temps, plusieurs années. Une première étape assez longue d’enquêtes, de lectures, de rencontres d’acteurs autour de cette question, de gens qui travaillent sur le sujet, universitaires, témoins, gens du fisc, avant d’avoir une image la plus large possible des tenants et aboutissants de la question de l’évasion fiscale. Ensuite une période assez longue de réalisation, de montage, de recherches d’archives, de travail avec Joris sur les animations et avec des gens qui sont eux aussi convaincus de faire des films comme ça. On ne fait pas ça pour l’argent… »
Très tôt partie prenante dans l’équipe, Joris explique son intérêt pour le projet. « L’évasion fiscale regroupe les problématiques des dernières années dans notre pays mais aussi dans le monde. Ca me plaisait. Voir à quel point quelque chose ne va pas… Alain Deneault, le philosophe canadien qui se penche sur ces questions, interviewé dans le film, explique que quand il y a de la moisissure sur les murs des écoles, quand le toit d’un hosto fuit, c’est à cause de l’évasion fiscale… Ca me parlait. »
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