Mardi 29 novembre à 18h, le Cercil – Musée Mémorial des enfants du Vel d’Hiv recevra l’écrivain Joachim Schnerf pour son nouveau livre, le Cabaret des mémoires. Une nuit au cours de laquelle se mêlent trois voix, trois âges, en attendant le lever du soleil et le baisser de rideau.
Par Julien Leclerc
Une fois la nuit passéé, Samuel sera père. Sa femme et leur enfant arriveront demain. Cette nuit, Samuel est seul. Alors il repense à sa grande-tante, Rosa, dernière rescapée d’Auschwitz. Cette femme qui a quitté la France, le pays des Lumières séduit par le nazisme, pour rejoindre les Etats-Unis. Là-bas, elle a monté un cabaret où elle liste les étapes de sa vie. Là-bas, elle se tait sur l’horreur qu’elle a connue. Samuel, depuis son plus jeune âge, pense à cette femme qu’il a rêvée retrouver lors de certains étés. Cette nuit, Samuel pense au passé, à l’héritage mémoriel et au futur.
Dans les coulisses du cabaret de Shtetl City, Rosa est en train de se maquiller. Sur ses cheveux blonds et clairsemés, coupés à ras, elle ajuste ses perruques. Chaque matin elle essaie les tenues qu’elle portera le soir sur scène, dessinant sa ligne d’épaules de façon différente selon les tissus qui recouvrent son corps large mais délicat. Auschwitz a industrialisé le décharnement, elle serait l’incarnation des corps multiples. Sous les projecteurs, elle est slave ou orientale, femme ou homme, âgée ou adolescente, plantureuse ou rachitique. Elle est toutes et tous car elles et ils ne sont plus, sa vie est un kaddish perpétuel. Le public ne sait jamais quelle version de Rosa montera sur scène et c’est pourtant la même histoire, chaque soir, qu’elle déclame sur les planches. Certains ont vu plusieurs représentations et tous jurent que les mots sont identiques, comme s’ils s’agissait d’une prière rituelle dont les phrases s’enchaînent avec l’aisance d’une lamentation. A mesure que le récit avance, le corps se plie jusqu’à la conclusion du spectacle et l’énumération tant attendue. Sans doute espèrent-ils qu’enfin elle cédera pour parler en détail de sa vie dans le camp. Mais chaque soir, selon la tradition, elle ne fait qu’énumérer les histoires qu’elle ne détaillera pas, son paradoxe de survivante dévastée et de témoin silencieux.
Ce roman mêle plusieurs voix, celle d’une femme artiste revenue de l’Enfer, celle d’un adolescent marqué par la figure mystérieuse de sa tante exilée, celle de cet ado devenu père. Ce père est perdu dans la nuit qui précède l’arrivée de sa femme et de leur enfant à la maison. La famille se compose. C’est dans le temps d’avant que l’homme attend et pense le passé. Le sien et celui de sa famille. Une famille détruite par la guerre, assassinée. Rosa est la voix de la survie. Elle a créé un spectacle et sur scène rend hommage à toutes les voix qui se sont éteintes dans les camps. Elle est la dernière survivante mais ne veut pas parler au nom de tous les autres. Elle ne veut pas réduire ou risquer de trahir. Samuel, son neveu, au cours de cette nuit, semble attendre dans les coulisses. Sa tante vit son dernier spectacle et c’est lui qui doit prendre la relève. Surtout ne pas oublier ! Alors Samuel a une mission, un devoir. Trouver les mots pour transmettre l’histoire de sa famille, l’histoire du siècle passé.
Joachim Schnerf, en mêlant les voix de Samuel et de la tante Rosa, pose ouvertement la question de transmission et d’héritage. Avec subtilité, l’auteur évoque l’horreur vécue et à quel point le présent est marqué par cela.
L’alternance des voix, celle de Rosa se préparant dans les coulisses, celle de Samuel endossant sa paternité, donne un rythme à ce roman auquel l’auteur apporte un cadre particulier : la nuit. Déjà dans l’un de ses précédents textes, Joachim Schnerf explorait ce moment particulier qu’est la nuit. Ici, l’obscurité prend plusieurs formes. La nuit, il y a ceux qui se couchent et rêvent, fuyant le réel. Il y a ceux qui ne ferment pas l’œil et cogitent. Samuel est debout, arpentant un lieu où résonneront bientôt les intonations d’un enfant. Rosa, elle aussi, est debout. Elle donne sa dernière représentation. La nuit ouvre de nouvelles perspectives grâce à l’émotion de la rencontre. Le réel se dilue dans la perte du temps et de la lumière. Alors l’imaginaire, les souvenirs se mêlent. Le passé infuse dans le présent pour fantasmer l’après, le futur et ce moment où la lumière reviendra. C’est justement une phrase récurrente de ce livre “quand demain reviendra la lumière…” Peu à peu, Joachim Schnerf installe la musique d’une rêverie, d’une mélancolie bouleversante.
Joachim Schnerf, Le Cabaret des mémoires,
Grasset, 16€
Cercil – Musée Mémorial des enfants du Vel d’Hiv 45 rue du Bourdon blanc 45000 Orléans
02 38 42 03 91 – cercil@memorialdelashoah.org