Le témoignage d’un âne sur l’état du monde

Jerzy Skolimowski a d’abord été poète. Il l’est complètement dans son dernier film, EO. Son personnage, un adorable petit âne gris, traverse le monde en l’observant et en le subissant. L’humanité n’en ressort pas grandie, mais scénario, images et bande son font de ce film un témoignage magnifique et passionnant sur l’état actuel de nos sociétés.

Par Bernard Cassat

L’âne EO, innocent témoin. Photo Skopia Films

De Jerzy Skolimowski, les vieux cinéphiles se souviennent d’abord de Deep End, sorti en 1970, où sur une bande son marquante de Cat Stevens et Can, un jeune anglais se trouvait confronté à des femmes cougars dans des piscines un peu glauques. Ce personnage manipulé par le monde, c’est aujourd’hui EO, un magnifique petit âne. Par des astuces de scénariste aguerri, Skolimowski et sa scénariste complice Ewa Piaskowska le font se balader dans diverses situations qui d’une certaine manière décrivent un monde. Le monde vu par un âne. Le monde animal, le monde de la nature. Enfin, ce que les hommes en laissent.

Attentif à tout ce qui l’entoure. Photo Skopia Films

Car c’est bien là le sujet du film. EO se promène dans de nombreuses situations, très souvent imposées par l’homme à cet âne au fond totalement innocent. Il n’est qu’un observateur, il ne crée pas de problèmes, il les subit. Dans une habileté de scénario, Skolimowski concentre un certain nombre de thèmes en une seule séquence. Le football, par exemple, ressemble plus à la guerre ou à la politique qu’à du sport. Nationalistes, fascistes, plus commando d’extrême droite que hooligans, les supporters démolissent aussi ce pauvre animal tombé par hasard au milieu de l’équipe vainqueur. Avec à la clef une entrée dans un lieu terrible, une clinique vétérinaire où les patients ressemblent petit à petit à des animaux empaillés. Et la bande son nous fait entendre, sans qu’on les voit, le grésillement d’insectes venus se coller à des résistances électriques.

Mais la situation n’est pas toujours aussi noire. EO rencontre aussi de beaux animaux comme on dirait de belles personnes. Un superbe cheval blanc, par exemple, sont voisin de box (de cellule?), avec qui il se passe on ne sait pas quoi puisqu’aucune parole ne l’indique, mais c’est intense. Ou dans la nature, là encore contrainte par l’homme. Au cours d’une balade avec des enfants handicapés mentaux, dans une forêt magnifique, un grand pin tombe en premier plan. A un autre moment, les loups qu’il entend, au loin, sont abattus d’un coup de fusil. Il retrouve le corps au bord du ruisseau. Les entreprises humaines, au delà de leur sauvagerie, sont de toutes façons dominatrices. Ironie de la cérémonie d’ouverture d’un haras : les hommes rentrent pour boire, EO reste dehors avec son ridicule collier de carottes dont on l’a affublé, en mange une et va voir ailleurs.

Affuble de carottes pour faire la fête! Photo Skopia Films

Un film totalement sensoriel

C’est par les images et le son que Skolimowski pallie l’absence de parole. Film totalement sensoriel, donc d’une facture différente de toute autre production. Les éclairages, le soin apporté aux cadrages parfois acrobatiques, la somptuosité de lieux de nature ou de culture, comme ce barrage incroyable, le recours aux drones pour filmer zénithalement, nous emmènent dans un cinéma inhabituel. Avec quelques prouesses visuelles pour nous forcer à vivre ce que voient nos yeux. Renforcé par un travail sonore souvent basé sur les bruits d’EO, sa respiration, son trot. On se retrouve vraiment à sa place tout en restant autre. Seule psychologie introduite, la douceur infinie d’une caresse de sa maitresse, au cirque. Souvenir qui l’aide dans les pires situations. Coup de génie du réalisateur, que de nous faire entrer dans les souvenirs d’un âne!

Ce travail de cinéma est absolument magnifique. Ce qu’on pouvait croire être une fausse bonne idée, voir le monde au ciné par les yeux d’un âne, se révèle une excellente entreprise, parce que Jerzy Skolimowski en a les moyens artistiques. Profond témoignage sur l’état du monde et de l’humanité, ce film, loin de tout cliché militant, a une puissance considérable par sa maîtrise et son originalité.

 

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