Jamais une telle étude aussi complète n’avait été réalisée sur l’ensemble des vins du Val de Loire. Historien, conférencier et spécialiste de la Loire et de l’Anjou, Emmanuel Brouard raconte dans ce beau livre « La Loire et ses Vins – Deux mille ans d’histoire(s) et de commerce », le destin d’un territoire qui unit le vignoble à son fleuve. Entre histoire, décryptage et anecdotes, cette déambulation nous mène au fil de l’eau, de région en région, avec un focus sur le grand vignoble orléanais, jadis l’un des plus réputés de France… Son auteur nous en parle.
Propos recueillis par Estelle Boutheloup
MagCentre. Pourquoi cette histoire des vins de Loire aujourd’hui ?
Emmanuel Brouard. InterLoire, l’interprofession des vins du Val de Loire, a constaté un manque sur l’histoire des vins du Val de Loire, contrairement à la Bourgogne et au Bordelais. Seules existaient des études sur les vignobles en Pays nantais et en Orléanais, mais des études morcelées. Ce livre réunit pour la première fois, l’histoire de l’ensemble des vins de Loire, de la Gaule romaine à la crise du phylloxéra, et montre le lien important entre la batellerie et les vignobles : « A quoi sert de faire du vin si on ne peut pas le vendre ? », disait l’agronome Olivier de Serre en 1600.
MC. La Loire et le vin sont donc deux histoires indissociables ?
E.B. Absolument. Les vignobles se sont fixés près de la Loire et des fortes concentrations urbaines. Sans la Loire, le vignoble de l’Orléanais ne se serait pas développé et sans la Loire navigable, nous n’aurions pas eu de grands vignobles d’exportation capables de fournir de grandes régions, Paris, amis aussi l’Europe du nord et l’outre-mer…
Les plus anciennes traces de cultures de la vigne remontent au Ier siècle de notre ère. Mais jusqu’en 1950-1960, nous avons peu de sources, seuls quelques écrits de l’évèque Grégoire de Tours. Mais aucune idée des surfaces, et peu de choses sur la consommation des rois.
Dès l’Antiquité, les vins de Loire jouissent d’une grande réputation et les vignobles deviennent importants au Moyen-Âge où ils sont très étendus : au XIXe siècle, on sait qu’il y a 26 000 ha dans le Loir-et-Cher (1862), 38 000 ha (1852) dans l’Orléanais et 40 000 ha (1860) en Indre-et-Loire. On boit plutôt du rouge autour de Tours et Orléans et du blanc autour de Vouvray et Rochecorbon.
MC. Au carrefour névralgique d’un commerce intense, Orléans vit comme un « hub » dirait-on aujourd’hui. Les vignobles de l’Orléanais bénéficient d’une belle réputation jusqu’au XVIIIe siècle environ avant de connaître un déclin au XIXe : que s’est-il passé ?
E.B. Orléans est, avec Nantes, l’un des deux principaux ports sur la Loire et l’avant port de Paris. Une situation stratégique sur un fleuve qui présente plusieurs avantages : une grande faculté de transports avec des connexions nord-sud depuis Roanne et une connexion à la mer ; la possibilité de remonter le fleuve à la voile grâce au vent d’ouest contrairement à la Seine qui présente beaucoup de lacets et oblige à recourir au halage extrêmement coûteux.
Les vignobles de Loire dépendent de la consommation de Paris et de Nantes avec les exportations. Au XVIIe et XVIIIe siècles, la population parisienne double : on assiste alors à l’essor d’une demande en vins plus populaires. La quantité est privilégiée à la qualité et les bons vins se noient dans la masse.
Alors le plus grand de la Loire, le vignoble orléanais va perdre en surface au début du XIXe. Plusieurs raisons à cela : le développement des canaux du Centre, et de Bourgogne facilite la remontée des vins et les vins de Loire vont connaître la concurrence des vins de Bourgogne et du Midi. L’augmentation du prix du blé va aussi inciter à une reconversion en terres céréalières. Enfin, la région est touchée par la grande crise du phylloxéra qui intervient à la fin du XIXe. Les vignobles sont arrachés et replantés comme en Touraine, en Anjou et dans le Blésois, mais pas en Orléanais : certaines cultures sont alors reconverties.
MC. Dans votre livre, on découvre aussi quelques anecdotes, comme la fameuse légende de Saint Martin…
E.B. Une légende récente très populaire, selon laquelle, au IVe siècle, l’âne de l’évêque de Tours, en broutant une vigne aurait appris la taille aux vignerons, mais dont on a aucune trace… Elle est absente des biographies du saint publiées au XVIIIe et XIXe siècles. Elle n’est rapportée qu’en 1913 dans un recueil de traditions populaires de la région de Loches. Je continue de chercher…
Une autre anecdote concerne cette fois la méfiance des négociants vis-à-vis des bateliers quand ils leur confiaient le vin. Pour le transport, on ajoutait deux barriques sur les bateaux, la « boîte », pour la consommation personnelle des bateliers. Mais parfois ça ne suffisait pas et les bateliers se servaient et remplaçaient le vin par de l’eau. Un négociant orléanais, Colas des Francs, qui avait compris, faisait parallèlement envoyer au destinataire du vin des fioles témoins par voies terrestres…
MC. Aujourd’hui le vin traduit un certain art de vivre à la française, mais à l’époque que représentait-il ?
E.B. Le vin correspondait à un standing social mais c’était aussi un produit de consommation courante, un produit standardisé. Aujourd’hui on achète le vin d’un terroir, à l’époque ce lien n’est pas revendiqué. D’ailleurs, ils sont très souvent mélangés avec des vins du Midi, de Bourgogne… Et ce n’est pas un problème. Au début du XIXe siècle, un contenu sur l’état des vins consommés sur Paris rapporte même que l’on mélange les vins à de l’eau de la Seine ! Un auteur, Jean-Louis Demerson, explique en 1826 qu’une pièce de vin du Cher peut en colorer jusqu’à sept de blanc. Il y a beaucoup de fraudes : on achète des vins et on les vend sous l’appellation que l’on veut. On ne regardait pas le vin de la même manière qu’aujourd’hui.