Discours du 19 juin 2022. Cimetière d’Orléans
Le mois de juin est aussi riche en rendez-vous électoraux qu’en dates marquées dans nos mémoires : le 17 juin de l’appel de Pétain, et surtout du refus par le préfet radical de Chartres, Jean Moulin, de cautionner l’ignominie raciste. Le 18 juin de l’Appel d’un général de brigade, renouant, comme l’évoquait Jean Zay dès le 8 mai 1939 aux fêtes de Jeanne d’Arc, avec la lignée des jeunes héros qui ont sauvé l’honneur de la France, Hoche, Carnot, Gambetta, Guynemer, Jeanne d’Arc.
Le 19 juin 1940, un mois et demi après avoir siégé à la séance du conseil général du Loiret qui voit le préfet Lemoine saluer l’attitude de Jean Zay, « suivant en soldat discipliné le sort de sa classe », « remarquable exemple de patriotisme », le piège qui aboutira à la condamnation inique à la mort civile par la justice politique de Vichy, commence à se refermer. C’est le jour où le sous-lieutenant Zay apprend la réunion des Chambres à Bordeaux, quitte son unité, se signalant à chaque étape de son déplacement, au préfet de Dordogne puis au gouvernement à Bordeaux, aux autorités militaires sur le Massilia et au Maroc. Et pourtant le 26 juillet, le mandat d’arrêt évoque sa « désertion en présence de l’ennemi », « l’abandon par lui de son corps ».
Ce 19 juin 2022 est jour d’élections législatives. Comparaison n’est pas raison en histoire, et les anachronismes, dangereux, peuvent conduire à des manipulations mémorielles, de « Grande guerre patriotique » en dénazification…Toutefois, 78 ans après l’assassinat de Jean Zay, son regard porté sur la fonction de député et les travers du parlementarisme peuvent nourrir notre jugement de femmes et d’hommes libres. Il y a 90 ans, Jean Zay est candidat aux élections législatives de 1932 à Orléans, et immédiatement, il fait l’objet d’une violente campagne de dénigrement qui le présente comme un intellectuel hors-sol, un pur produit de la République des journalistes et des avocats issus du dreyfusisme. Franc-maçon, protestant ; il est avant tout détesté par le Journal du Loiret, feuille d’extrême-droite, en tant que fils de Léon Zay, issu d’une famille juive alsacienne installée en France depuis le Second Empire. Et pourtant, son ancrage dans le territoire est assez fort dans cette terre radicale pour qu’il réussisse à l’emporter contre le sortant démocrate-chrétien Maurice Berger, grâce au désistement de son ami socialiste Claude Léwy. Soutenu par la France du Centre, Jean Zay s’appuie sur la société civile, des commerçants aux syndicats horticoles, dont le président national est Rabier et le vice-président Turbat ! Si Jean Zay est attaché à sa « petite patrie » de l’Orléanais et aux habitants de sa circonscription populaire, l’instabilité du régime parlementaire et le dévoiement de certaines pratiques, telle la recommandation, le conduisent à porter un regard critique sur une démocratie représentative qui oublie parfois l’intérêt général. Il est très proche des analyses de Léon Blum dans A l’échelle humaine, et des papiers que Jules Jeanneney fait passer à De Gaulle à Londres pour fustiger les manœuvres délétères du Sénat et plaider pour un « contrat de législature » à l’anglaise, idée centrale de son ami Pierre Mendès France dans La République moderne. Le 23 juillet 1942, Jean Zay évoque cette « déviation d’une idée juste » : le député était perçu « non seulement comme le mandataire de la volonté populaire, mais comme le défenseur naturel contre l’arbitraire », puis le vecteur d’une faveur individuelle, d’un poste, d’une décoration. Mais il conclut : « la suppression du Parlement peut bien abolir des milliers de recommandations sans effet. Elle renforce le véritable népotisme, contre lequel toute protestation est désormais interdite. La démonstration en est faite depuis deux ans ».
Comme chacune et chacun d’entre nous, Jean Zay a été conduit à évoluer sous le choc des bouleversements internationaux. Pacifiste jusqu’en 1933, il donne priorité au combat antifasciste, contre les ligues et contre le péril des dictatures, et comme le montrent paradoxalement les Carnets secrets publiés par Philippe Henriot pour le discréditer, il agit en Républicain lucide contre la politique d’apaisement de l’Allemagne nazie, développant une véritable diplomatie parallèle par la culture, de la Grèce aux Etats-Unis en passant par l’Egypte, ce joyau de la civilisation dont en 1942, il y a 80 ans, il fait l’une des étapes de son roman policier la Bague sans doigt. Ne laissons pas la mémoire de Jean Zay devenir un Château du silence. Comme l’écrivit Jean Cassou dans sa préface à la 1e édition de Souvenirs et solitude, « Pendant quatre ans, la France a été en prison. De quelle force elle a dû s’y accroître ! […] Non, les bourreaux, les tueurs, les traîtres ne peuvent pas savoir. […] Ils ne peuvent imaginer la lumière et la volonté que nous communiquent nos morts ».
Le 10 janvier 1944 dans l’Ain, le fondateur de la Ligue des droits de l’Homme, Victor Basch, 81 ans, et son épouse Hélène, 79 ans, sont assassinés par les miliciens de Paul Touvier, en un crime revendiqué et explicité par un sordide écriteau laissé sur le corps de Victor : « « Terreur contre terreur. Le juif paie toujours. Ce juif paye de sa vie l’assassinat d’un National. À bas De Gaulle-Giraud ». Un petit-fils des époux Basch épousa en 1961 une fille de Georges Bataille, voilà qui nous ramène à Orléans, à Dupanloup où Bataille était conservateur, à l’amour des livres, du savoir et de la vie.
74 ans après les « adieux à Jean Zay » de sa famille et de ses amis au cimetière d’Orléans le 15 mai 1948, devrions-nous nous résoudre à voir les sièges de son ami Paul Cabanis à Pithiviers, de son ami Pierre Dézarnaulds à Gien, de son ami Eugène Frot à Montargis occupés par les héritiers du collaborationnisme, du poujadisme, de l’OAS, vendeurs de chants nazis, qui n’ont rien appris, rien oublié ?
Dans “Souvenirs et solitude“, à la date du 20 juin 1942, Jean Zay évoque les victimes pitoyables de l’invasion de mai 1940, singulièrement les vieillards chassés de leur demeure par l’exode, souffrance accompagnée du sentiment du temps qui leur est compté. Et de conclure : « Ils le savent, y pensent sans cesse. Ils n’ont plus qu’un désir : revoir avant de mourir leur village et leur cité, ne pas fermer les yeux avant la libération de leur pays ». Dans notre Europe où des femmes subissent des viols systématiques des occupants, où on l’on bombarde à nouveau les écoles et les hôpitaux, comme en 1936 à Guernica et à Barcelone, en 1939 à Prague et à Varsovie, en 1940 à Amsterdam, Bruxelles et Orléans, oui, « emporter une autre image que celle du paysage natal » serait, pour des millions de réfugiés et déplacés, « un châtiment éternel et immérité ».
Les ennemis de la vie et de la liberté n’ont guère changé depuis les assassins de Georges Mandel, de Jean Zay. Les assassins de la mémoire habitent toujours au 21. Mais la mémoire est un combat, et c’est celui qu’a mené Madeleine Zay après-guerre et qu’ont repris ses filles. Un homme et une femme. La République s’honorerait, après avoir décidé l’entrée au Panthéon de Jean Zay, de laisser son épouse le rejoindre. Quant à Orléans, elle comprendra, et pourra garder une trace de sa fidélité en nommant, enfin, son prochain campus du droit et de la justice, au débouché de la rue des Carmes chère à Léon Zay et au Progrès du Loiret, le campus « Madeleine et Jean Zay ».
Pierre Allorant, Président du Cercle Jean Zay, Vice-Président de l’Association des Amis de Jean Zay