Qu’est ce que les familles juives ont vécu, vivent, après la Shoah. Sujet passionnant pour le film de Kornél Mundruczo et Kata Weber, un couple de scénaristes-réalisateurs hongrois. Evolution nous donne une réponse d’artistes, loin des analyses intellectuelles. Une plongée dans l’horreur concentrationnaire suivie du vécu des différentes générations nous immerge dans cette vision du problème. Nous submerge, peut être, tant la radicalité narrative du propos est assumée.
Par Bernard Cassat
Le bébé Eva sauvée par les soldats soviétiques. Photo Dulac Distribution
La première partie, Eva, très proche du théâtre, nous plonge dans l’enfer des camps. Kornél Mundruczo et Kata Weber ont d’abord écrit une pièce de laquelle ils ont tiré leur scénario de film. Une équipe de soldats soviétiques nettoie une chambre à gaz après la libération des camps. Lieu clos comme une scène de théâtre, mais la caméra ne cesse de bouger. Ces hommes viennent désinfecter et effacer les traces, traces de liquides corporels, peut-on présumer. Mais dans les interstices, dans les rainures du béton apparaissent des cheveux, qui deviennent des mèches, qui deviennent des cordes. Le malaise s’installe.
Des questions fondamentales
Et des questions fondamentales : peut-on faire des images fausses d’une telle réalité ? La fiction a-t-elle sa place dans une chambre à gaz ? On pense à l’extraordinaire Fils de Saul, d’un autre Hongrois, Laszlo Nemes, histoire totalement inventée se déroulant dans un camp. Ici, les prisonniers ne sont plus là, et la théatralisation est tellement évidente qu’elle distancie le propos. Filmé en une seule séquence de près de 20 minutes, cette descente aux enfers est franchement oppressante. « Nous voulions retranscrire à l’écran l’essence poétique et surréaliste du traumatisme, ainsi que la peur, indélébile, qui nous hante », dit le réalisateur.
Lorsque qu’un bébé est découvert, ça devient totalement invraisemblable. Mais admettons la fable. Surtout que les images de cette enfant dans les bras de soldats russes emmenée sur une moto sont magnifiques.
Eva et sa fille Lena, le difficile rapport des deux générations. Photo Dulac Distribution
La deuxième partie, Lena, se passe elle aussi dans un lieu clos, l’appartement d’Eva à Budapest. Lena arrive pour accompagner sa mère à une remise de médaille, mais surtout lui prendre son acte de naissance dont elle a besoin pour prouver qu’elle est juive. Une discussion-dispute ne va pas résoudre le problème. Lena reproche à Eva de lui avoir confisqué son enfance avec ses histoires de camps. Eva se justifie en lui racontant une fois de plus sa famille, ses parents juifs hongrois. Mère et fille ressassent leurs histoires, avec une insistance compréhensible de part et d’autre. Le procédé narratif théatral revient là aussi. Eva en s’habillant se vide, Lena commence à nettoyer. L’eau qui était coupée depuis la veille revient tout d’un coup et l’appartement est inondé. Il fallait nettoyer toute cette lourdeur délétère. Les flots emportent les excréments de l’histoire dans le film, mais pas de l’Histoire. Kornél Mundruczo et Kata Weber s’attachent au symbolisme poétique porteur de sens.
Jonas et sa copine. Photo Dulac Distribution
Dans une troisième partie beaucoup plus réaliste, qui se passe à Berlin, Jonas, le fils de Léna, est un jeune ado assez rebelle. Mais la question n’est plus la même. Eva est née dans un camp parce que juive, Lena n’arrive pas à prouver légalement qu’elle est juive parce qu’il lui manque les papiers nécessaires, Jonas a des ennuis avec des élèves musulmans parce qu’il ont découvert qu’il était juif. La question de la religion est très présente pour cette dernière génération. Son école défile en cortège dans les rues de Berlin pour la Saint Martin. Fête catholique, donc. Ses rapports difficiles, violents avec sa mère tournent autour de sa judéité : elle la revendique, il la rejette. Son père est parti en Israël. Il n’a donc pas d’échappatoire. Sa solution, conclusion du film, est tout de même un peu trop artificielle. Comme s’il résolvait par un baiser toute la question du Moyen Orient. Cette naïveté artistique est peut être aussi une réponse à l’ampleur du problème.
Film difficile, Evolution pose l’intéressante question de l’antisémitisme, de ses développements après la Shoah et à l’époque actuelle. Il en est une réponse artistique exposée avec talent. Les arguments intellectuels finalement très classiques laissent la place à un travail cinématographique élaboré qui joue avec le ressenti et crée de l’émotion. En coinçant un peu le spectateur dans sa propre vision artistique
Evolution
Scénario :Kornél Mundruczo, Kata Wéber
Réalisateur : Kornél Mundruczo
Interprétation : Lili Monori, Annamaria Lang, Goya Rego, Padmé Hamdemir
Directeur photo : Yorick Le Saux