Detroit, clap de fin

Film documentaire d’Andreï Schtakleff, Detroiters fait parler ceux qui ont fait tourner le miracle économique aujourd’hui totalement effondré. Des Noirs surtout, puisque ce sont eux qu’on a mis sur les chaînes de montage automobiles. Ce constat terrible prend ouvertement partie, et c’est peut être sa faiblesse. Mais les images sont fortes et les documents passionnants.

Par Bernard Cassat

Simmons, un militant qui raconte sa ville. Photo The Dark 2022

Un document filmé est inséré dans le film, l’intervention devant un public qu’on ne voit pas, d’un homme non nommé mais certainement dirigeant, banquier ou industriel, qui déclare que non, la catastrophe Detroit n’existe pas, qu’il a visité des rues magnifiques et qu’on arrête de dénigrer cette ville. Andreï Schtakleff, lui, filme en direct l’autre vision, des afro-américains qui disent complètement l’inverse. Les Simmons, par exemple, un couple de Noirs âgés, lui porte une chapka sur ses longues tresses nouées avec le pin’s rouge de la faucille et du marteau. Et raconte l’histoire, son histoire de la ville depuis la guerre du Viet Nam, depuis la fin des années 60. Discours opposés donc, mais le côté choisi par le réalisateur est clair. « Je suis de leur côté. Il ne faut pas se cacher qu’il y a clairement des camps sur ces questions ; c’est pour cela que je n’ai pas été rencontrer des responsables politiques de la ville pour les interroger ou les filmer. »

Religion et musique

Effectivement. De longues séquences, notamment au début, montrent un abandon urbain digne de Tchernobyl. Autre pays, autre effondrement, mais même abandon. C’est d’ailleurs l’axe de travail de Schtakleff. Après L’exil et le royaume, une sorte de réflexion sur les misères du monde, La montagne magique avait montré les atrocités des mines d’argent à Potosi en Bolivie. Ce troisième documentaire entre dans la série, il est vraiment du côté catastrophiste. Mais il recèle une force d’images intéressantes. Filmé toujours en hiver, avec de la neige et du froid, on se demande même, nous, occidentaux du vieux continent, si l’on est en ville. Les rues semblent au milieu de friches, rien n’est entretenu, une maison s’écroule à coté d’une autre peut être encore habitée. Les faits sont dits, les manigances des banques qui rachètent des maisons à prix dérisoires pour les revendre à des Noirs et ainsi déclasser des quartiers entiers pour pouvoir spéculer. Et puis partout, dans son histoire comme dans son présent, l’incroyable place de la communauté noire.

Un ex-employé de Ford explique comment la firme allait chercher elle même, dans les états du Sud, une main d’oeuvre noire. Elle était payée moins cher que les ouvriers blancs, et surtout les syndicats refusaient les Noirs (et les femmes!). Donc en cas de conflits, ils devenaient des briseurs de grèves. Ces pratiques patronales ont fait qu’une énorme communauté noire s’est installée à Detroit. Avec toutes ses organisations. Religieuses d’abord : les églises noires étaient puissantes, notamment celle où Malcom X est venu faire un discours mémorable. Schtakleff rencontre le jeune pasteur qui reprend cette église et qui se met (il le dit lui-même) à prêcher devant la caméra tant son enthousiasme est profond. Et puis la musique. La fameuse Motown, la Motor Town, qui a donné aux artistes noirs une visibilité soudaine et a permis l’éclosion de vedettes comme Aretha Franklin, qui toute sa vie a habité Detroit. Un clip avant l’heure, tourné le long des chaines de montage Ford, fait danser et chanter trois choristes noires entre des portières de voiture qui défilent.

Cette ville a donc aussi été un haut lieu de la lutte pour les droits civiques. Avec des documents filmés, Schtakleff en montre quelques actions passées. Et saisit toutes les difficultés des Noirs encore aujourd’hui. Deux jeunes travailleurs d’une cantine parlent longuement de leur condition, de leur malheur d’être nés Noirs. On n’est plus vraiment à Détroit, mais partout aux USA, et on a du mal à se dire que la situation est aussi catastrophique. Et le film devient pour une importante partie un document sur la condition noire.

Ford en friches!  Photo The Dark 2022

Les images de la Ford abandonnée, ces immenses bâtiments déglingués qui bientôt vont s’effondrer, ramènent au sujet. Ramènent à la catastrophe, donc. On aurait souhaité une description plus complète de cette ville devenue symbolique du changement d’époque. Mais justement, l’Amérique à travers Detroit confirme qu’une page est tournée. Schtakleff cependant ne donne aucun indice sur la page suivante, sur le nouveau visage qui va forcément émerger.

Detroiters

Scénario, réalisation: Andreï Schtakleff

Directeur photo: Romain Le Bonniec

Monteuse: Marie Loustalot

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