Chronique de la quinzaine décisive: La table rase

Il y a cinq ans, Emmanuel Macron avait dynamité le système politique français établi depuis 1958. Ce tremblement de terre a connu un rejeu de faille hier au premier tour de l’élection présidentielle, confirmant le rejet des partis traditionnels et le nouvel équilibre instable des trois forces qui captent les trois quarts des électeurs, eux-mêmes mobilisés aux trois quarts des inscrits. La quinzaine décisive qui s’ouvre pour la démocratie française devra – enfin ! – poser les vrais enjeux économiques, sociaux, environnementaux et internationaux du scrutin, au risque sinon de se limiter à un périlleux et incertain référendum sur la reconduction du président sortant.

Par Pierre Allorant

Un paysage politique dévasté, mais remobilisé

À l’issue d’une drôle de campagne qui n’a jamais vraiment démarré, le verdict des urnes est clair, en tout cas cinglant et sans appel pour les perdants. Si l’on pouvait encore se demander si le double échec de LR et du PS en 2017 n’était que ponctuel, lié aux circonstances très particulières du quinquennat Hollande et de l’affaire Fillon, force est de constater le rejet persistant des deux partis qui ont dominé la vie politique depuis 1971 : aucun de leurs deux candidats n’atteint le seuil du remboursement des frais de campagne. Leur avenir semble tracé, proche de celui des radicaux depuis 1945 et du PCF depuis 1981 : des clubs de notables provinciaux conservant, mais pour combien de temps, leurs fiefs municipaux, départementaux et régionaux, incapables de postuler à la magistrature suprême. Le choc est rude, surtout pour le « parti unique de la droite et du centre » créé par Jacques Chirac et Alain Juppé et repris par Sarkozy, qui dépassait les 30% en 2007 et encore les 27% en 2012, le niveau atteint hier par le président sortant.

« Macron m’a tuer ». La droite républicaine en voie de « Solférinisation »

Précisément, la tactique de marquage et d’étouffement de la droite républicaine a fonctionné au-delà des espérances des stratèges macronistes. Par peur de la double montée annoncée des votes lepénistes et mélenchonistes, l’électorat conservateur a voté utile dès le premier tour, réduisant paradoxalement les réserves de voix du candidat-président pour le second. Le chemin de croix de la candidate versaillaise aggrave le désarroi des cadres du parti et sa crise financière. Plus grave encore pour la suite, le grand écart immédiat hier soir entre la dignité d’une candidate enfin libérée et décidée à être elle-même, et les petits calculs du boulet de sa campagne, Eric Ciotti, rend inaudible cette famille politique indispensable à l’équilibre du débat politique français. Comment continuer à faire cohabiter le gaulliste social Xavier Bertrand et Laurent Wauquiez, le pro-zemmourien Ciotti et l’Européen convaincu Michel Barnier ? Une clarification s’imposera dès le lendemain des législatives, échéance qui s’annonce périlleuse pour ce grand corps malade à la dérive, avec en fossoyeur et syndic de faillite le fantôme de Nicolas Sarkozy. Et en vautour aux aguets, blessé mais pas terrassé, le polémiste « grand remplacé », balayé dans sa prétention à se substituer à la firme Le Pen, mais à demi-consolé par l’effondrement de la droite républicaine, fissure qu’il compte bien mettre à profit pour aviver ses contradictions, avec l’aide des traîtres de la veille et des agents-double du lendemain.

Le dur désir de durer des électeurs de gauche.

Menacée de disparaître depuis 2017, la « France de gauche » peut trouver des raisons d’espérer dans le vote du 10 avril, en dépit de sa deuxième élimination consécutive au premier tour, à l’instar de la droite. Si le rassemblement de fait, impressionnant dans les derniers jours, autour du vieux leader insoumis est très loin d’annoncer des « jours heureux » – nous ne sommes ni avec Mitterrand en 1965, ni avec le même battu de quelques centaines de milliers de voix en 1974 – la bonne nouvelle pour la gauche est dans la confirmation que, face à des appareils sourds et suicidaires, il demeure bien un « peuple de gauche » désireux de l’union pour continuer à exister, à porter les idées de justice et d’égalité, d’émancipation sociale, y compris en mettant de côté de fortes réserves sur la personnalité d’un candidat et sur son aveuglement passé envers les dictateurs. Ainsi qu’il l’a clairement dit lui-même, l’avenir n’appartient pas à Mélenchon, mais le socle de 22% forme une base honorable de reconstruction, avec pour objectif de fédérer le tiers de l’électorat qui ne se reconnaît ni dans le « progressisme » néo-libéral, ni dans la xénophobie. La tâche s’annonce cependant ardue, même si l’étiolement militant et la ruine financière des appareils vert et socialiste peuvent accélérer le redémarrage à zéro.

Un vote « bipolaire » : la déconnexion des scrutins locaux et nationaux

Pour bien saisir le paysage politique dessiné par ce scrutin, il est utile de changer d’échelle et d’analyser les ressorts du vote territorial. Le plus frappant est que les électeurs désormais séparent presque totalement l’expression de leurs souhaits en fonction de la nature de la consultation, en un parallélisme des formes avec la limitation du cumul des mandats. Le même citoyen a pu ainsi dire sa satisfaction de l’embellissement du centre-ville en plébiscitant son maire en juin 2020, donner quitus au président de sa région ou de son département pour sa bonne gestion et son écoute des acteurs de la société civile en juin 2021, puis dire sa colère ou ses attentes sociales aux présidentielles en avril 2022. Cette agilité, ce vote expert ou stratège n’empêche pas des tendances lourdes, singulièrement le décrochage croissant entre les villes et les campagnes : Macron et Mélenchon structurent et se partagent le vote des citadins, là où Le Pen voire Lassalle récupèrent le sentiment de mépris et d’abandon des ruraux. Ajoutez à cela l’âge, le genre et le niveau d’éducation, et vous verrez se dessiner les nouvelles familles d’électeurs, cet « archipel français » qui va de l’électeur masculin issu de la « Manif pour tous », passé de Fillon à Zemmour, au jeune électeur francilien massivement mobilisé derrière « l’Union populaire ».

Et au milieu coule la Loire : une région et un département coupés en deux

Le Centre-Val de Loire n’échappe ni à cette polarisation nouvelle, ni à la fracture entre territoires. Parmi ses six départements, le clivage épouse l’opposition entre « l’axe ligérien », l’ancienne « métropole-jardin » Orléans-Blois-Tours, majoritairement urbanisée, forte des deux métropoles universitaires et hospitalières, où Macron domine à côté d’un vote Mélenchon puissant, et les trois autres départements acquis au vote RN, du Berry en déclin à l’Eure-et-Loir. Si l’on descend à l’échelle départementale, le constat est semblable : dans le Loiret comme en Indre-et-Loire, l’unité est de façade, les contrastes vifs entre le chef-lieu et les territoires périphériques. Enfin au cœur même des aires urbaines, le « halo » lepéniste s’étend aux communes périurbaines, alors que le cœur des agglomérations a substitué l’alternative Macron/Mélenchon au clivage droite/gauche.

Un vainqueur à la Pyrrhus. Le chef d’un champ de ruines

Dans ce tableau dévasté, la performance du président sortant peut donner lieu à des interprétations radicalement opposées. Il a réussi son pari d’occuper la place de la droite modérée, y compris dans ses bastions géographiques. Désormais, le « bloc élitaire » composé de l’alliance des retraités aisés et des cadres supérieurs est solidement derrière lui. Mais à quel prix ! Le brouillage des clivages traditionnels a rendu totalement erratique le comportement des électeurs, particulièrement sensibles à la conjoncture – la flambée des prix de l’énergie, des matériaux, de l’alimentation – et aux sondages : le triomphe du « vote utile » au sein des trois forces prépondérantes, la droite extrême populiste, la droite libérale et européenne, les gauches éclatées. Sur ce fonds d’ultra-pragmatisme, tout se vaut, et bien des électeurs votent par sympathie pour les borborygmes du berger béarnais, et surtout par rejet viscéral des élites.

Coagulation des mécontents ou moment de vérité ? Un second tour à quitte ou double

Or Emmanuel Macron a semé en 5 ans de mandat beaucoup d’amertume et de blessures d’orgueil, ce qui rend ce second tour inflammable face à la souriante éleveuse de chats dont beaucoup ont tendance à oublier la dépendance à l’emprunt russe, l’addiction durable à la xénophobie d’État et les accointances trumpistes de multimillionnaire cynique avec les autocrates de tous les pays. Si les préoccupations sociales de l’élue d’Hénin-Beaumont sont plus que douteuses, la laisser réduire le scrutin à un référendum sur la retraite à 65 ans serait le meilleur cadeau à lui faire. D’autant que l’on a déjà vu deux présidents atteindre ce niveau au premier tour, avant de se faire battre au second : VGE en mai 1981, Nicolas Sarkozy en 2012.

S’il entend devenir le premier président réélu depuis 20 ans, Macron devra enfin faire campagne et très vite donner des signaux nets, « une ligne claire et un horizon », pour paraphraser le maire du Havre, en direction de l’électorat clé désormais : les 30 % d’électeurs de gauche. L’appel au barrage contre la « menace pour les libertés » ne suffit plus, non pas que le danger ait disparu, il faut relire le programme de « Marine » dans ses profondeurs nauséabondes et entre les lignes de pêche aux voix ; pour contrer, s’il en est encore temps, la dynamique attrape-tout du « Tout sauf Macron », le sortant devra enfin casser son image de « président des riches » pour ressortir sa cape du « quoi qu’il en coûte » et dire comment, en 5 ans, il compte réduire les inégalités criantes de la société française, augmenter concrètement le pouvoir d’achat des catégories populaires et des classes moyennes, fournir des moyens aux services publics essentiels de l’hôpital et de l’école, et prendre résolument le tournant de la transition écologique. En quinze jours, c’est une gageure, mais il a un levier majeur pour convaincre et terrasser le patchwork populiste : le drame ukrainien. Sortir de la double dépendance de l’Europe envers Poutine et de notre industrie envers les énergies carbonées, bâtir une Europe solidaire, sociale et puissance, redonner sens à nos débats citoyens.

Le programme est tracé. Loin des débauchages individuels malsains et stériles, c’est la voie étroite – la seule – de la sortie de crise de la démocratie française. Bien au-delà du sort individuel d’Emmanuel Macron, c’est notre destin de nation qui se joue d’ici le 24 avril, sans droit à l’erreur. Croire que les législatives donneront une dernière chance de corriger le tir après une éventuelle catastrophe présidentielle ne serait que confier le barillet à l’emprunteuse et alliée de Poutine.

En une tragique roulette russe.

A lire aussi: Dans la région, l’extrême droite domine le match

Commentaires

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  1. En cette période de carême chrétien, la vie politique nous a offert un remake …des 12.
    Manquait le 13 ème, celui qui trahit…
    A l’issue du scrutin le sort diffère pour chaque candidat: …l'”un rit ” , l’autre pleure et pour les citoyens … le calvaire risque de continuer.

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