Alain Guiraudie propose une œuvre inclassable faite d’éléments d’inspiration et de réalisation divers, Viens je t’emmène. Un personnage lunaire dérive dans Clermont-Ferrand soumis au choc d’un attentat. Le réalisateur s’éloigne petit à petit de tout réalisme pour rassembler ses personnages comme au théatre. En jouant mais aussi en décrivant le monde, avec toujours une malice joyeuse qui laisse dans le doute et l’expectative, ce qui fait la force du film.
Par Bernard Cassat
Isadora (Noémie Lvovsky) et Médéric (Jean-Charles Clichet) prêts à leur vraie rencontre. Photo Les films du Losange
L’apparition du personnage de Médéric (Jean Charles Clichet), dans un jour un peu blafard, sur une hauteur de Clermont-Ferrand, donne le ton de Viens, je t’emmène. La séquence prend son temps. La caméra s’éloigne et un deuxième personnage rentre dans le cadre, une femme. Vétue d’une moumoute en peluche rouge et verte. Comme un gamin, il lui propose l’amour sans payer. Le pitch du film est donné. Sauf que l’époque n’est pas simple. Des infos viennent perturber leur première séance brûlante. Un attentat a eu lieu au centre de la ville.
Dans la première partie, le film fonctionne par ajouts. La queue entre les jambes, le joggeur tombé du ciel rentre chez lui. Mais un jeune SDF arabe l’interpelle. Une aumône, puis le lendemain un refuge, une douche, et enfin le gîte et le couvert. Côté attentat, les télés ne cessent d’informer, répétant en boucle, comme on a pu le vivre de plus en plus sur de nombreux sujets. La peur monte. Une peur qui était latente, et qui éclate sans filtre dans cette ambiance sociale très tendue. Médéric, que son nouveau « pensionnaire » qu’il n’arrive pas à situer inquiète, prend peur, appelle la police. Lui qui pourtant semblait totalement tombé de la lune, à mille lieux des clichés ou des réactions de ses voisins, ne sait plus. Dans le doute, il réagit par réflexe sécuritaire. Surtout que son affaire, avec Isadora, la prostituée quinqua dont il est tombé amoureux, et peut être réciproquement, est très compliquée.
Le réalisateur suit ses personnages et les rassemble comme au théatre
Une fois que Guiraudie a installé tous les éléments dont il avait besoin, tous les personnages souvent un peu loufs qu’il apprécie et qui dessinent la carte sociale qui l’intéresse, il ne s’occupe plus tellement d’une apparence réaliste pour développer plutôt une intrigue quasi théatrale. La radicalisation en est un des thèmes, l’amour un autre. En tordant l’un comme l’autre. Isadora est dominée par son mec et mari, Selim va voir les radicaux des quartiers arabes mais son incrustation chez Médéric va se révéler d’un autre ordre. Le voisin du dessus, gros beauf qui boit de la bière en s’entourant de ses armes, raisonne très justement sur les zonards arabes. Le concierge, arabe d’extrême droite, et sa femme qui porte le voile, vont calmer leurs aspiration violentes. Tout le monde, au fond, est autre que ce qu’il paraît. Donc rien n’est certain. Les relations humaines contrebalancent les positions tranchées. La force du film est là, à l’image du personnage de Médéric. Il semble tout le temps sincère, tout le temps sans aucune aspérité, ne disant au fond jamais non à personne. Fou amoureux d’Isadora, il dit à sa collègue Florence qu’il est homo pour éviter un rapport. Une scène incroyable montre son trouble, mais en creux : Selim sort de la douche, entouré d’une serviette, et consulte ses mails sur l’ordinateur de Médéric, qui est assis à la cuisine. Chacun regarde l’autre à la dérobée, le spectateur s’attendant à un événement, quel qu’il soit. Mais rien ne vient. La scène dure, mais n’aboutit pas. Scène de drague en creux, dont on ne sera certain de la teneur que bien plus tard dans le film.
Un patchwork bien cousu
A la manière de Michel Deville, Guiraudie avance dans les caractères de ses personnages jusqu’à les réunir tous dans un dernier acte bien loin du réalisme du début. On est passé par de la comédie loufoque (le rendez vous dans la cathédrale est pas mal dans le genre), du docu social (cette immense barre au pied de laquelle des groupes arabes évolue), la présence récurrente de l’érotisme (Noémie Lvovsky y est pour quelque chose et donne beaucoup de son corps). Les grands problèmes de l’époque sont là, incarnés par les voisins et leurs discussions qui reprennent tous les arguments des différentes couches sociales. Et même le marivaudage (un peu trop insisté dans la scène chez Isadora, lorsque le voisin s’immisce dans la maison en ruinant le plaisir). Un patchwork qui tient bien, qui fonctionne, parce que tout est intelligemment fait. Les discussions, les rapports humains. On ne sait pas grand chose des autres, ni peut-être même de soi-même. Film sans conclusion, bien sûr, puisqu’il prône le doute tout au long de son déroulement. Mais film qui reste à l’esprit, qui questionne à long terme.
Viens, je t’emmène
Scénario : Alain Guiraudie, Laurent Lunetta
Réalisation : Alain Guiraudie
Interprétation : Jean-Charles Clichet, Noémie Lvovsky, Iliès Kadri