Le théâtre de la Colline fait partie des trois théâtres nationaux sur Paris, aux côtés de la Comédie Française et de l’Odéon. Alors, s’il vous prenait envie d’une escapade théâtrale dans la capitale, passez par la Colline, l’endroit respire la douceur. Vous pourrez découvrir des textes et mises en scènes contemporaines, un théâtre qui donne matière à penser le monde.
Par Bernard Thinat
Il est situé dans l’Est parisien, dans le XXème, tout près de la place Gambetta. Il a été inauguré en 1988 en lieu et place de l’ancien Théâtre de l’Est Parisien. Son actuel Directeur artistique est Wajdi Mouawad, écrivain et metteur en scène libano-québécois-français, dont la famille avait dû quitter le Liban au moment de la guerre civile. Il est l’auteur, il y a quelques années, d’un roman « Anima » qui émerveillera le lecteur.
Façade du Théâtre de la Colline
En cet hiver parisien, la Colline propose « Points de non-retour », intégrale d’une trilogie de l’autrice Alexandra Badea, d’origine roumaine, mais qui écrit en français, sa langue et son pays d’adoption. Dans un prologue, elle explique avoir attendu près de dix ans avant de demander la nationalité française pour obtenir le droit de vote. On lui a dit, lors de la cérémonie de naturalisation « qu’à partir de ce moment, (elle devait) assumer l’histoire de ce pays avec ses moments de grandeur et ses zones d’ombre ». Si elle connaissait les premières, elle s’est alors interrogée sur les secondes, Elle a eu besoin de comprendre le passé, d’interroger, de fouiller ces blessures qui ne se referment pas et qui divisent encore.
Trois pièces donc, avec la même équipe d’actrices et d’acteurs (six en tout, d’origine roumaine, algérienne, ivoirienne, réunionnaise, belge et française), afin de défricher trois zones d’ombre : « Thiaroye », « Quais de Seine » et « Diagonale du vide ». Les trois pièces se donnaient ce dimanche de midi à 19 heures, avec deux entractes d’une heure chacun pour se restaurer ou écouter un petit concert. Dans chacune des pièces, un personnage central, Nora interprété par Sophie Verbeeck étincelante sur le plateau, journaliste qui veut savoir, qui enquête, qui fouille les archives, qui réunit les descendants des familles frappées au cœur, et qui découvre par allégorie, sa propre histoire, celle de ses ancêtres, qu’elle ignorait.
« Thiaroye » : C’est ce camp de tirailleurs sénégalais qu’on a parqués près de Dakar en 1944 après avoir « blanchi » l’armée française, qu’on a rapatriés de la métropole sur la promesse d’un petit pécule financier, promesse aussitôt oubliée. L’administration coloniale a alors ordonné, puisqu’ils réclamaient toujours et encore, de tirer. Cette horreur, cachée pendant des décennies, fit, selon les sources entre 36 morts et plusieurs centaines de victimes. C’était le 1er décembre 1944, juste après la libération de Strasbourg.
Thiaroye Photo Pascal Gely / Hans Lucas
Sur le plateau, un couple dans les années 70, Nina et Amar, la première d’origine roumaine a fui son pays, le second dont le père est mort à Thiaroye est hanté par le passé. Ils ont un fils, Biram, que l’on retrouve dans les années 2000. Régis, prof dans un lycée qu’on dit difficile, a trouvé sous le lit de son grand-père, des lettres, des cahiers dont il ne sait que faire. In fine, il les donnera à Biram, C’est le grand-père de Régis qui a tiré à Thiaroye sur celui de Biram. L’émotion étreint le plateau. Le texte est fort, dense, terrible.
« Régis : Cet homme a vécu pendant soixante ans la nuit du massacre. Il était resté enfermé là-bas même s’il avait essayé de s’en éloigner. Il a tout raté, il a tout perdu : sa femme, ses enfants, le pays où il était né. (…) Mais surtout il a perdu l’amour de lui-même.
Biram : Qu’est-ce qu’il a fait à Thiaroye, cet homme ?
Régis : Il a tiré ».
« Quais de Seine » : Le 17 octobre 1961, alors qu’un couvre-feu est imposé aux algériens en Ile de France, le FLN organise une manifestation (interdite évidemment) en signe de protestation, manifestation pacifique. La police française sous les ordres du sinistre Papon, se livre à une répression sanglante du côté du pont Saint-Michel. Là encore, le nombre de morts oscille entre 38 et plus de 200 selon les sources. Ce que l’on sait, c’est que la Seine charriait les corps au matin.
Quais Photographie de Pascal Gely / Hans Lucas
Sur le plateau, Nora ne peut franchir le pont Saint-Michel sans défaillir. Elle consulte un psychiatre. Parallèlement, Irène et Younès vivent en région parisienne, après avoir vécus en Algérie. Ils s’aiment. Couple impossible dans ce temps où les exactions, les horreurs, ont lieu des deux côtés, en Algérie qui est encore, pour peu de temps la France, et en métropole. Elle, rejetée par sa famille, est enceinte. Lui part à la manifestation, il ne reviendra pas. Au final, Nora découvre qu’elle est la petite fille d’Irène et Younès, et comprend pourquoi son cœur vacillait sur le pont Saint-Michel. Ici encore, beaucoup d’émotion parmi le public.
« Nora : Cette nuit-là, ils ont mis les détenus algériens au Palais des sports. Le lendemain, il y avait un concert de Ray Charles, on a dû le vider pour tenir ce concert. Ils ont nettoyé les traces de sang, (…) Ray Charles, qui a toujours refusé de chanter pendant la ségrégation, a chanté à Paris dans la salle où des corps d’hommes ont été matraqués. Sans le savoir. Personne ne savait rien. (…) Alors on continue à avancer dans le noir comme Ray Charles ».
«Diagonale du vide » : A partir des années 60, on a transféré plus de 2000 enfants de la Réunion, vers des départements de la métropole où les campagnes se dépeuplaient, comme la Creuse. Ces enfants ont été arrachés à leurs familles pauvres et illettrées, en leur faisant miroiter l’eldorado, et n’ont pour la plupart jamais pu retourner dans leur île. Foyers, échecs scolaires, abus sexuels, dépression, voire suicide… telle a été la vie de ces enfants. Et cela a perduré jusqu’au début des années 2000.
Diagonale du vide Photo Pascal Gely
Sur le plateau, quelque part, est-ce un foyer dévasté ? Nora a convoqué plusieurs de ces déracinés, afin qu’ils racontent, devant caméra, leur passé enfoui, les blessures, le drame survenu. Ce sont aujourd’hui des adultes pour qui parler face caméra n’est pas simple. Nora apprendra le suicide de l’un de ces enfants et expliquera que son père a vécu une année là, sans trop qu’elle sache pourquoi. Elle voulait connaître le passé de son père. Elle a découvert le passé de ces enfants déplacés, meurtris.
Nora : « Si vous avez envie d’écrire vos histoires, faites-le, le courage est là, je le sens.
Si vous avez envie d’oublier ce passé, vous pouvez l’oublier, vous avez tout à fait le droit,
Vous pouvez passer à autre chose, rien ne sera oublié. »
Alexandra Badea, comme on le perçoit, travaille le passé, les mensonges entrelacés avec la vérité, les haines, les souffrances, l’histoire des familles bousculées par les chaos de l’histoire, celles dont on ne parle pas, et qui entretiennent les secrets les plus lourds à porter. Dans chacune de ses trois pièces, elle mêle le présent et le passé, entrechoquant l’un et l’autre, permettant à ceux d’aujourd’hui de comprendre leur histoire familiale. A chaque fois, sur l’immense plateau de la Colline, des cubes que traversent les personnages, allant de l’un à l’autre, comme si passé et présent ne pouvaient faire qu’un, et les acteurs surgissant du fond noir de la scène, comme d’un passé qu’on tente de faire ressurgir.
PS : Les trois pièces de « Points de non-retour » ont été créées dans leur forme intégrale de 7 heures (dont 2 entractes), à la Maison de la Culture de Bourges, le 27 novembre 2021.