Scène nationale d’Orléans : Phia Ménard nous parle de ses contes immoraux

Phia Ménard, cette artiste hors norme, nous a expliqué la gestation de son spectacle, La trilogie des contes immoraux. Entre cirque et performance, ces trois contes mélangent mythologie grecque, symbolisme moderne et analyse philosophique du monde. Avec beaucoup de lyrisme, elle nous a dit combien l’envie de revisiter l’Odyssée l’avait poussée à construire un spectacle fort, techniquement difficile mais véritable expérience pour le spectateur.

Propos recueillis par Bernard Cassat

La construction de l’Europe. Photo Christophe Raynaud de Lage

Quelle est l’idée de départ du spectacle ?

Phia Ménard C’est une commande. En 2016, la Documenta de Kassel, une quinquennale d’art contemporain européenne, m’a contactée. Ils m’ont demandé un point de vue sur deux thématiques, apprendre d’Athènes et pour un parlement des corps. En 2016, on est dans cette tension très forte avec la Grèce, le parti Syrisa au pouvoir face à l’Allemagne de Schauble, qui assassine la Grèce.

La Documenta prend une toute autre position que le gouvernement allemand. Et en allant là-bas, je vois bien que la Grèce est la porte d’entrée de l’immigration et que nous, on délègue. Et d’un seul coup, beaucoup de choses flashent. Qu’est ce que Kassel ? C’est une ville historique, premier maire nazi en 33, aucun problème. Tout ça se mélange. Je suis une artiste française, donc européenne, et on me questionne sur la Grèce. Ma première réponse : je vais faire des contes. Kassel, c’est aussi la ville des frères Grimm. C’est parti de là. Et puis je vais questionner notre immoralité, et la « construction européenne », cette expression que j’ai toujours entendue. Que je prends au sens propre : je vais construire, sur scène. Une maison mère, comme point de départ. Avec cette idée : les neuf plus beaux mois de la vie sont in utero. Je vais me prendre pour Athéna, créer cette fameuse maison, le Parthénon, qui était là pour protéger la cité comme la mère protège son enfant. Mais le monde est aujourd’hui ultralibéral. La maison mère est une maison en carton, peut-être achetée chez Ikea. La suite en a découlé. Le temple, c’est la vision du patriarcat, associé à la religion du livre. Elle nous ordonne d’idolâtrer le père, idolâtrer le pouvoir. Aujourd’hui le temple, le père, ce sont ces fameuses tours qu’on construit partout. Je passe complètement au symbolique par provocation. Le rapport phallique rappelle sans arrêt cette vénération du pouvoir. Mais qui dit pouvoir dit soumission. Si quelqu’un a le pouvoir, quelqu’un le subit. La maison mère est à l’opposé. On n’arrivera jamais à se dire que tout dictateur est né doux comme un autre enfant. Et je pense que ça restera pour nous une des questions les plus difficiles à admettre. Oui, Hitler a été un enfant. J’ai associé tout cela, en disant que ce sont des contes immoraux !

Mais pour vous, l’immoralité, elle est où ?

PM Celle qui m’intéresse, c’est celle qui apparaît chez chaque individu lors du spectacle. La morale, on nous la vend très facilement. Elle est même extrêmement visible et nauséabonde en ce moment pré-électoral. Achille Mbembe en parle bien. Tout acte aura des dégâts. Pour maintenir notre niveau de vie, nous allons fermer les yeux sur le reste. C’est là, la vraie immoralité, celle qu’il m’intéresse de sans arrêt requestionner. Non pas en rendant coupable le spectateur, mais en le confortant dans sa position, en disant « tu sais bien où elle est, l’immoralité ».

Le temple père. Photo Cie_Non_Nova_Phia_Menard

Peu de texte ?

PM Dans le premier conte, il n’y a pas de texte. Dans le deuxième, il y en a beaucoup, qui viennent de Metropolis de Fritz Lang, en passant par le poète John Giorno ou des surréalistes russes. Ils sont donnés en plusieurs langues, en islandais, en allemand, en anglais, certains en français. Pour rappeler que l’imaginaire de la langue est parmi les plus beaux. Les nouvelles générations maîtrisent les langues. Et c’est formidable. La question même de la paix est celle de la traduction. Toutes ces langues nous font re-rêver le monde, elles racontent l’établissement du monde, de l’univers, le cosmos. Avec l’idée assez folle de re-concevoir le monde non plus de notre point de départ mais complètement à l’opposé, qui nous pousse le plus à imaginer. Avec très présente la poésie des sons. Comme à l’opéra : on ne comprend pas la langue, mais on est fasciné par les sons. Hors de la nécessité de comprendre.

Expérience du corps ?

PM Je pense que l’espace du théâtre, ce lieu de la rencontre, est aussi une forme de religiosité, mais pas celle de la croyance, celle de l’être humain qui vient se questionner. Pourquoi on va au théâtre ? Parce qu’on a vécu une émotion, et on revient en espérant revivre une telle émotion. Le spectateur paye sa place pour que l’artiste fasse quelque chose pour lui. Ce quelque chose, c’est renouer sans arrêt avec le désir d’être humain. Dans cet espace là, accepter que le corps de l’artiste soit visible de tous les cotés, dans tous les sens, dans la plus grande disponibilité, d’effectuer tous les actes et de reposer les questions. L’artiste peut tuer sa mère sur scène, pour reposer la question de la violence. Il ne le fera pas dans la vie, mais au théâtre, oui. Et parce qu’il a une vraie maîtrise de son corps, parce que sur scène il gère le temps, parce que c’est imaginaire, il a une liberté incroyable. C’est se dire sans cesse : je suis content d’être humain. L’acteur montre qu’il y a encore cette capacité de se poser la question: et demain, qu’est ce que je vais faire ? Je verrai. Comment je me sens. J’irai avec qui j’ai envie. Et ce sera bien. Ce sera la vie.

Phia Ménard. Photo Yann Peucat

La trilogie des contes immoraux (pour Europe)

Compagnie Non Nova – Phia Ménard
Ecriture, scénographie, mise en scène Phia Ménard
Dramaturgie Jonathan Drillet
Écriture, mise en scène de Maison Mère Phia Ménard, Jean-Luc Beaujault
Création, interprétation Fanny Alvarez, Rémy Balagué, Inga Huld Hákonardóttir, Erwan Ha Kyoon Larcher, Elise Legros, Phia Ménard
Création lumière Éric Soyer assisté de Gwendal Malard
Création sonore Ivan Roussel
Assistante à la mise en scène Clarisse Delile
Costumes Fabrice Ilia Leroy assisté de Yolène Guais
Régie générale de création François Aubry dit Moustache
Construction, accessoires Pierre Blanchet, Rodolphe Thibaud, Philippe Ragot
Régie lumière, en alternance Aliénor Lebert, Michaël Cousin
Régie son, en alternance Ivan Roussel, Mateo Provost
Régie plateau François Aubry, Pierre Blanchet, David Leblanc, Rodolphe Thibaud, Félix Löhmann, Philippe Marie


Mercredi 15, jeudi 16 décembre 20h − Salle Barrault
Tarifs de 5€ à 25€, détails et renseignements ici
Durée 3h, pièce en trois parties (cycle des Pièces de la Sublimation) et sans entracte

La création de la première partie de la Trilogie, intitulée Maison Mère a eu lieu en juillet 2017 à Kassel – Allemagne, dans le cadre de la documenta 14.

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