Retro: « La liberté d’expression fait partie intégrante du pacte républicain »

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Date initiale de publication 7 novembre 2020

Certaines caricatures de la revue Charlie Hebdo sont considérées comme des blasphèmes, en particulier vis-à vis du prophète musulman Mahomet. À Magcentre, nous avons voulu interroger Corinne Leveleux-Teixeira, agrégée d’histoire et de droit, titulaire d’une licence en théologie et professeure d’histoire du droit à l’Université d’Orléans. Elle est l’autrice d’un livre, d’une thèse et de plusieurs articles sur le blasphème.

Corinne Leveleux-Teixeira. DR

Vous êtes Professeure d’Histoire du Droit et certains de vos travaux de recherche ont porté sur le concept de blasphème. Pouvez-vous nous en donner une définition ?

Corinne Leveleux-Teixeira : La définition commune est « parole, expression outrageante pour la divinité ». Mais sous son apparente simplicité, cette définition est très problématique car elle repose à la fois sur une notion relative et sur une fiction. La notion relative cest celle de loutrage ou de linsulte : ce qui est insultant pour moi peut ne pas l’être pour mon voisin. On entre donc ici dans la sphère de la subjectivité. La fiction tient à la structure même du blasphème. Dieu est visé mais ce nest pas lui qui réagit. Cest pourquoi, dans mes travaux, javais proposé de placer le blasphème, poursuivi dans lancien droit (jusqu’à la Révolution), dans la catégorie du « crime sans victime ». Le blasphème constitue une atteinte symbolique qui suppose, pour être prise en charge, qu’un tiers déclenche une action judiciaire. On ne peut raisonnablement attendre de Dieu qu’il porte plainte lui-même.

Dans son essai, Lettre aux escrocs de lislamophobie qui font le jeu des racistes, terminé deux jours avant son assassinat lors de lattaque terroriste de Charlie Hebdo du 7 janvier 2015, le journaliste et dessinateur Charb écrit : « Dieu nest sacré que pour celui qui y croit. Pour insulter ou outrager Dieu, il faut être persuadé qu’il existe. ». Qu’en pensez-vous ?

C.L-T. : Je pense que poser la question dans cette perspective cest faire fausse route. Dabord, parce que, si lon se place du point de vue des religions transcendantes, Dieu est le Tout Autre. Il ne peut donc pas être « outragé » ou « blessé » par les paroles des hommes. Soutenir le contraire, cest lui prêter un affect, des réactions inhérente à lhumanité. C’est faire de lanthropomorphisme. En second lieu, on voit bien qu’avec le blasphème, ce qui est fondamentalement en jeu ce nest pas la question du blasphémateur mais la réaction sociale suscitée par son acte, cest-à-dire la réception de paroles (ou de dessins) jugés par certains blasphématoires. Je pense que cette question est redoublée dans l’hypothèse dune confrontation entre plusieurs horizons de croyance (ou dincroyance). Ce point est important et il est rarement mis en exergue. Pour exemple, pendant pratiquement tout le Moyen Age, les sources littéraires ou judiciaires font état de très nombreux blasphèmes, pourtant, il ny a presque jamais de poursuites. Dans les rares cas où la justice est saisie, les condamnations restent symboliques (des amendes de faible importance, un pèlerinage, une aumône…).

Pourquoi ?

C.L-T. : Parce que ces blasphèmes médiévaux ont lieu à lintérieur du même horizon de croyance (une société chrétienne à peu près unie). Les blasphèmes y sont perçus comme des blagues, des grossièretés, des excès langagiers souvent assez drôles mais très peu criminalisés. La situation change du tout au tout au XVIe siècle avec la séparation confessionnelle catholiques/protestants : le blasphème change de sens et devient un moyen de désigner ladversaire religieux. Il est aussi beaucoup plus sévèrement réprimé, lorsqu’il est le fait dune personne appartenant à lautre confession. Cest lune des dimensions du problème actuel : le terme « blasphème » sert à désigner deux réalités qui nont rien à voir lune avec lautre, parce qu’elles s’enracinent dans des visions du monde profondément différentes. La plupart des qualifications contemporaines de blasphème désignent dailleurs des paroles prononcées par des personnes extérieures à la religion dont des membres se sentent attaqués. Je pense au cas dAsia Bibi, par exemple. Les paroles n’étaient pas nécessairement perçues comme blasphématoires par celle qui les avait prononcées. Mais elles ont été reçues comme telles par des personnes qui appartenaient à une autre communauté.

« Attaquer la religion, cest possible. Sen prendre aux personnes, cest interdit. »

Critiquer, se moquer des croyances, blasphémer, faire des caricatures à caractère religieux font partie de la liberté dexpression. De nombreux français sont pourtant choqués. Faut-il limiter la libre expression médiatique sur les sujets religieux, afin dapaiser ces sentiments doffense et permettre une meilleure intégration de tous les français et en particulier ceux de confession musulmane ?

C.L-T. : Absolument pas ! La liberté dexpression fait partie intégrante du pacte républicain. Elle nest pas négociable et disparaîtrait irréversiblement si on ne lutilisait pas. De ce point de vue, Charlie Hebdo, par sa radicalité même, joue un très utile rôle de vigie. Il est aux avant-postes. Il montre jusqu’où on peut aller dans l’excès, la provocation et parfois le mauvais goût. Il faut toutefois expliquer que comme tout droit, la liberté dexpression nest pas absolue, mais bornée dune part par la diffamation, dautre part, par linjure. Le blasphème, qui nest plus une incrimination en droit français depuis 1791, ne peut donc la limiter, en dépit de ce que souhaiteraient certains intégristes (catholiques comme musulmans). En revanche, linjure qui porterait sur une personne à raison de son appartenance confessionnelle tombe nettement sous le coup de la loi. Attaquer la religion, cest possible. Sen prendre aux personnes, cest interdit.

Au-delà de la lutte contre le fanatisme religieux, d’après-vous, quels sont les moyens et les acteurs qui peuvent aider à pacifier les consciences et arrêter violences et attentats ?

C.L-T. : On ne peut se borner à avoir un discours de dénonciation du fanatisme en l’imputant, qui plus est, à la seule religion musulmane. Il faut développer plus que jamais l’enseignement des valeurs républicaines mais aussi des religions, dans leur complexité, leurs nuances, leurs richesses et leurs parts d’ombre. L’école a ici un rôle fondamental à jouer, mais aussi les acteurs culturels qui sont de formidables « agents de liaison », d’ouverture sensible et d’intelligence du monde, le secteur associatif, les collectivités locales toujours au plus près des personnes. Plus globalement, le corps social dans son ensemble ne peut se désintéresser d’une question qui touche une partie de sa jeunesse et qui impacte directement son avenir. En outre, il serait de très mauvaise méthode de déléguer toute la lutte contre les radicalités à un seul corps d’agents spécialisés. Ceux-ci sont certes indispensables pour repérer les éléments les plus dangereux ou les dérives les plus inquiétantes.

Mais ce nest pas suffisant…

C.L-T. : À des degrés divers, nous sommes tous concernés. Il faut aussi lutter beaucoup plus énergiquement contre la relégation sociale, le chômage massif, le discrédit et le délaissement de certains quartiers qui se sentent abandonnés par la République. L’humiliation, la stigmatisation, la discrimination nourrissent la colère et servent de terreau fécond à la violence, tout comme l’ignorance ouvre la voie à l’obscurantisme.

Propos recueillis par Jean-Paul Briand

Photo de Une : Capture d’écran du site de Charlie Hebdo, dossier “Vive Le blasphème”.

Commentaires

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  1. Faudrait-il encore que la religion soit ouverte à la communication et moins sensible à la critique. Il existe des religions dogmatiques fermées à toutes les critiques de remise en cause et toutes mesures d’interprétation.

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