Jeanne d’Arc, un débat jamais éteint: la réponse de l’historien Olivier Bouzy

Suite au débat autour de Jeanne d’Arc organisé sur France3 le 9 mai dernier, Jean Paul Briand soulignait dans nos colonnes les zones d’ombre concernant l’adolescence de la pucelle, notamment sur le plan médical. Loin de vouloir clore des débats qui ne cessent d’évoluer depuis bientôt six siècles sur la personnalité de ce personnage de notre histoire, Jean-Paul Briand, chroniqueur santé pour Magcentre, proposait de lire avec des yeux de médecin contemporain les symptômes que suggèrent la vie de Jeanne telle qu’elle est rapportée. L’historien Olivier Bouzy vient ici compléter ou contredire l’article du médecin.

Olivier Bouzy Docteur en histoire médiévale

Le 12 mai dernier, Jean-Paul Briand publiait un article dans Magcentre, déclarant entre autre que « Mal à l’aise, les historiens choisissent de négliger l’aspect psychopathologique de notre icône nationale ». Qu’il ait été peu question de la chose dans le débat ainsi incriminé est une chose. Nous avons en fait répondu aux questions du journaliste qui dirigeait le débat, étant bien entendu qu’en 45 minutes il est bien difficile de satisfaire les demandes de tout le monde : la question des voix n’a donc été qu’effleurée. Toutefois, dans l’absolu, il est faux de dire que cet aspect est négligé par les historiens. Le livre très important de Georges et Andrée Duby, Les procès de Jeanne d’Arc, publié en 1973, aborde longuement la question ; j’ai moi-même publié un article sur les théories médicales dans la revue L’Histoire en 1997 ; dans son Ouvrage Jeanne d’Arc, Histoire et dictionnaire, Philippe Contamine consacrait en 2012 un article de quatre pages à la question des « Voix, Visions, révélation » ; enfin, dans mon livre Jeanne d’Arc en son siècle, paru en 2013, je consacrais 22 pages à la question des voix.

Il sera évidemment difficile de faire court pour résumer ce qui a déjà été écrit, mais les historiens sont hélas habitués à ce qu’on ne les lise pas et qu’on les accuse ensuite d’avoir négligé la question. Tout d’abord, il faut souligner combien il est difficile de porter un diagnostic psychologique sur une personne morte il y a presque six siècles, bien avant que le concept même de psychologie ne soit inventé. Toutefois les médecins médiévaux connaissaient déjà l’existence de troubles considérés comme de la folie et à son époque, Jeanne d’Arc ne fut jamais considérée comme folle : il y avait cinq médecins parmi les assesseurs du procès condamnation de Jeanne d’Arc et mais elle fut finalement considérée comme hérétique. Ce qu’elle disait était un discours non tolérable par le dogme du temps ; ce n’était pas le discours incohérent d’une femme frappée de folie.

Les théories médicales ont commencé à apparaître en 1878 : le professeur Dumas mentionna à son propos les “hallucinations unilatérales droites de la vue et de l’ouïe… fréquentes dans l’hystérie”. A la suite de quoi Freud publia en 1895 son Etude sur l’hystérie, et les classifications de Jeanne d’Arc comme hystérique cessèrent : les symptômes ne correspondaient pas. La poursuite des théories médicales à propos de Jeanne d’Arc fut ensuite un long combat en retraite devant les progrès de la description des maladies mentales, car Jeanne d’Arc ne collait pas avec les définitions de la schizophrénie (sa mémoire est excellente, elle est très dynamique et endurante), de la tuberculose, du lesbianisme subodoré par le docteur Kenyon en 1971, des « tendances incestueuses refoulées » proposées par M. Lucie-Smith en 1976, du “testicule féminisant”, cher à l’endocrinologue Greenblatt en 1981. J’en oublie sans doute : un journaliste hollandais avait récemment proposé des « troubles multiples de la personnalité » parce qu’il avait rencontré le cas d’une femme qui se prenait pour Jeanne d’Arc. Mais Jeanne d’Arc ne se prenait pas pour Jeanne d’Arc ; elle était Jeanne d’Arc.

La plupart de ces théories reposent sur des hypothèses invérifiables (Jeanne n’avait pas de poil pubien, prétendait le docteur Greenblatt), voir sur des contresens : l’anoxerie supposée ici ou là s’appuie sur le fait qu’à Orléans Jeanne d’Arc n’aurait consommé que du pain et du vin. C’est ignorer la dimension symbolique de la chose (la communion sous les deux espèces) et le calendrier : à Orléans, le 5 mai 1429, c’était la fête de l’Ascension, et le jeûne de Jeanne était rituel. Par ailleurs on sait aussi qu’elle mangea une alose et du mouton. La croyance en des « hallucinations acoustico-visuelles » dont parle Jean-Paul Briand reposent sur les déclarations de Jeanne d’Arc au cours du procès de condamnation. Mais les juges du procès ne cherchaient pas à établir un diagnostic ; ils cherchaient à faire dire à Jeanne de quoi la faire condamner. D’où leur insistance sur le fait qu’elle aurait vu l’archange saint Michel, jamais incarné, de « ses yeux corporels » : un archange matériel et visible ne pouvait être qu’un démon et pour finir les juges rendirent leur verdict : Jeanne d’Arc avait vu « Bélial, Satan et Béhémoth ». Jeanne d’Arc, qui avait cherché à terrifier ses juges en affirmant qu’elle était assistée des puissances divines, en étaient pour ses frais, et ses juges réussirent à banaliser la confusion entre les saints pour qui elle avait une particulière dévotion, et des apparitions, ce qui la condamnait.

Mais l’ouvrage de Georges Duby montre qu’avant sa capture Jeanne n’avait jamais évoqué que « sa voix, son conseil » et n’avait jamais parlé d’apparition matérielle. La preuve en est dans sa confrontation avec la prophétesse Catherine de la Rochelle, qui prétendait voir une « dame blanche » : Jeanne veilla toute une nuit pour voir la dame en question et envoya le lendemain une lettre au roi pour lui annoncer que Catherine était une mystificatrice. Si Jeanne d’Arc avait à ce moment-là parlé d’apparitions physiques, visibles, Catherine de la Rochelle aurait pu aisément lui renvoyer l’ascenseur.

Tous ces faits sont connus, c’est pourquoi l’historien Jules Quicherat, qui avait publié entre 1842 et 1849 les sources sur l’histoire de Jeanne d’Arc, avait déjà déclaré, en 1850 : “Je prévois de grands périls pour ceux qui voudront classer le fait de la Pucelle parmi les cas pathologiques“. Surtout si les pathologistes ignorent les textes et le contexte, notamment la tendance des prophétesses du XVe siècle à tenir un discours eschatologique et à parler par paraboles. Jeanne, par exemple, mélange sciemment les concepts de voix, de révélation et de conseil (interrogatoire du 28 mars 1431). Mais ce sont ses juges qui confondent révélation et apparition. C’est pourquoi les historiens ont tendance à considérer les voix de Jeanne d’Arc comme un fait historique et sociétal, et non comme de « déconcertants et effarants phénomènes, peut-être pathologiques ». D’autant plus que c’est effectivement un fait « social fréquent » que je n’irais toutefois pas jusqu’à qualifier d’« anodin ». Mais j’avais signalé qu’il y avait trois autres prophétesses à la cour de Charles VII au moment de la venue de Jeanne d’Arc et on en connaît un autre juste après sa capture. Il y en avait alors dans toutes les cours royales et même auprès du pape (Marie Robine). Ce prophétisme féminin (mais aussi masculin) a été largement étudié par le professeur André Vauchez et ses étudiants et j’invite M. Briand à s’y référer avant de se lancer, à son tour, dans des théories psychiatriques aventurées. Que Jeanne d’Arc ait souffert de son adolescence et du stress dû à la guerre est possible ; mais cela n’a évidemment rien à voir avec les affirmations proférées par les juges de la condamnation.

Olivier Bouzy

Docteur en Histoire médiévale

Commentaires

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  1. Très très bien
    Monsieur Olivier Bouzy.
    Merci de cette érudition !
    ..ainsi que l’analyse sur l’hystérie !
    Bravo! Encore bravo docteur Olivier !
    Les points d’interrogation dont un peu hystérique : dictionnaire philosophique d’ André Comté Sponville
    Merci !
    Jean-Marc
    Thoreau. “.À bientôt de vous voir, de vives voix ! ”
    Pour Jeanne d’arc c’est pas mal !
    Jean-Marc

  2. Comment une bergère de l’Est de la France a pu chevaucher jusqu’à Amboise et dénicher le roi dissimulé parmi les courtisans? C’est qu’elle était sa demi-sœur. La onzième enfant de leur mère ( Isabeau de Bavière me souvient-il), élevée dans le but d’une mission auprès du roi peu apte à ses fonctions.
    Cette découverte de chercheurs sérieux me paraît tenir la route. Et les hallucinations religieuses faisaient partie du plan.
    Si ce n’est pas exact, les observations de Jean Paul Briand me paraissent fondées, car les hallucinations auditives ne sont pas pathognomoniques de la schizophrénie .

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