Un documentaire sur Jeanne la Pucelle a été diffusé, sur France 3 Centre-Val de Loire, dimanche 9 mai, suivi d’un débat autour de cette question : « Qui était vraiment Jeanne d’Arc ? ». Dans cette émission sur la chantefable johannique, une question n’a guère été explorée : que penser des voix qui ont décidé du destin de Jeanne d’Arc ?
L’étude du « cas Jeanne d’Arc » associe la religion, la politique, l’histoire, mais aussi la psychiatrie. A l’aréopage de personnalités intervenant dans le débat télévisé manquait un spécialiste de la psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent. Il faut pourtant bien reconnaître que toute l’histoire de la Pucelle d’Orléans a commencé par des hallucinations acoustico-verbales, parfois agrémentées d’hallucinations visuelles. Sans elles, notre Jeanne aurait continué sa vie champêtre à Domrémy, en Lorraine. Ces hallucinations sont les mobiles, les moteurs, les points de départ de toute la saga mythique et mystique de Jeanne d’Arc.
Pendant plus de 5 ans Jeanne eut des hallucinations
Les voix de trois saints, particulièrement vénérés et invoqués à l’époque médiévale, auraient ordonné à la jeune paysanne de Domrémy de faire couronner le dauphin et bouter les Anglais hors de France : Saint Michel, archange vierge, chef des forces du ciel et de la milice céleste ; Sainte Catherine d’Alexandrie, vierge et martyre pour avoir refusé de se marier par vœu de chasteté ; Sainte Marguerite d’Antioche, autre vierge martyre. A son procès, Jeanne a déclaré à ses juges avoir entendu l’archange Michel dès l’enfance. Par la suite, Saint Michel fut accompagné par sainte Catherine et Sainte Marguerite. Pendant plus de cinq ans, Jeanne eut des hallucinations acoustico-visuelles. Vers l’âge de 17 ans, elles l’obligèrent à fuguer du domicile parental et à quitter son village pour se rendre à la cour de Charles VII et combattre les Anglo-Bourguignons.
L’impasse sur l’analyse de ses hallucinations
En médecine, les hallucinations sont quelquefois symptomatiques dans certaines épilepsies, les troubles de conversion ou bipolaires de l’adolescence, la schizophrénie paranoïde, l’anorexie mentale mais aussi parfois présentes au cours d’une adolescence tout à fait classique. Chez les pré-adolescents et les adolescents, les hallucinations sont des manifestations psychiques observées dans le cadre d’authentiques maladies psychiatriques mais également au cours du développement normal de certains enfants. Des études ont évalué la prévalence des hallucinations à 17 %, chez les 9 à 12 ans, et à 7,5%, chez les adolescents âgés de 13 à 18 ans. Or, même si l’âge exact de Jeanne est approximatif, dès 13 ans, elle aurait entendu les injonctions célestes qui l’ont menée au bûcher à 19 ans.
Six siècles plus tard, les données historiques dont on dispose, la durée de vie tragiquement écourtée de Jeanne d’Arc, ne permettent pas raisonnablement de poser un diagnostic sur une éventuelle maladie mentale de l’héroïne, libératrice d’Orléans. Néanmoins, dans l’étude du destin hors du commun de Jeanne, il n’est pas rationnel de faire l’impasse sur l’analyse de ses hallucinations et de déclarer pudiquement qu’à l’époque médiévale c’était un fait social fréquent voire anodin. Il n’est pas satisfaisant de négliger l’étude de sa personnalité atypique et déviante et s’en tenir uniquement à des panégyriques exagérés, à une glorification ridicule ou à des poncifs histrioniques.
Les historiens choisissent de négliger l’aspect psychopathologique de notre icône
Voltaire a lestement exagéré en écrivant, dans le chant premier de « La pucelle d’Orléans », que « le plus grand de ses rares travaux fut de garder un an son pucelage ». Le parcours exalté de Jeanne d’Arc lui a construit un destin d’exception. Selon les époques, ce personnage emblématique et son histoire ont été réinterprétés, voire récupérés et instrumentalisés. Tour à tour Jeanne est le symbole de l’unité nationale, de la République, des partisans royalistes et catholiques au début du XIXe siècle. Vichy se l’appropria pour représenter une France patriotique et anti-anglaise avant de l’abandonner pour renvoyer les femmes à la maison.
Charles de Gaulle, invité fêtes johanniques, Claire Deschamps Jeanne d’Arc 1959 et Roger Secrétain, maire d’Orléans © DR
Elle devint ensuite l’incarnation de la résistance. De nos jours, les partis politiques nationalistes en font leur égérie. Jamais il n’est dit que cette jeune femme pouvait souffrir de graves symptômes de la lignée psychiatrique. Mal à l’aise, les historiens choisissent de négliger l’aspect psychopathologique de notre icône nationale. Pour les catholiques, la réhabilitation de juillet 1456 avait déjà racheté leur inquisitoriale immolation du 30 mai 1431. Afin de recycler les éléments irrationnels et importuns de la Pucelle d’Orléans, l’Eglise a ingénieusement opté pour le long processus de canonisation. Dès 1869, Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, a enclenché le mécanisme de sainteté qui a abouti le 16 mai 1920. Par cette canonisation, après l’avoir, six siècles plus tôt, déclarée hérétique et relapse puis fait brûler vive, la hiérarchie épiscopale transformait les déconcertants et effarants phénomènes, peut-être pathologiques, décrits par la prophétesse, en manifestations miraculeuses d’une merveilleuse sainte, messagère de dieu, miracles indispensables à la canonisation…
Hier, une guerrière dévote hallucinée avait pour cri de ralliement : « De par le Roy du ciel », ses voix justifiant un fanatisme sans faille, et le fanatisme, peu importe la cause, se mue inexorablement en héroïsme lorsqu’il triomphe.
Jean-Paul Briand