Trois cartouches pour la Saint-Innocent ou le roman noir de Jacqueline

Jeanne Moreau, septuagénaire rugueuse, arpente les rues de Roche-les-Eaux, une prospère petite station thermale aux confins de la Touraine, du Berry et du Poitou, elle a passé une mauvaise nuit, pleine de « cliquetis de clefs, de grincements de serrures, de couinements de grille, de hurlements hystériques venus d’un labyrinthe de béton ». Ancienne détenue, Jeanne Moreau s’est installée à Roche-les-eaux fort discrètement et meuble son veuvage entre le potager, la télé et d’épisodiques parties de tarot à l’hôtel des Sarrasins où on apprécie la science du jeu de celle qui se fait passer pour une retraitée de l’Administration pénitentiaire.

Jeanne regrette de ne plus pouvoir manier le fusil. « Bien davantage que le plaisir partagé de la traque, la chasse constituait un lien social où elle appréciait qu’on n’y mélange pas les torchons et les serviettes. Ou les fourgonnettes blanches qui puent le chien mouillé et les Land Rover, cuir et ronce de noyer. Que ne donnerait-elle pas pour faire lever l’interdiction prononcée à son égard de détenir une arme soumise à autorisation et déclaration ? »

Dans les rues animées par les festivités du comice agricole et près d’un orchestre vintage qui entreprend les premiers succès de Johnny et d’Eddy Mitchell, Jeanne Moreau esquisse un discret pas de danse aux premières notes de Be-Bop-A-Lula lorsqu’elle s’embrouille avec deux jeunettes qui la singent de façon grotesque et conspuent l’orchestre. L’ancienne taularde ne cherche pas à négocier, elle a suffisamment pratiqué cette engeance, et envoie au sol les deux filles qui déguerpissent en l’agonisant d’injures. C’est à ce moment que survient Wagner, un ancien journaliste, autrefois spécialiste des faits divers et de la chronique judiciaire, personnage atypique, occupant sa retraite à bord d’un camping-car qui le trimballe dans les coins les plus inattendus d’une province aux senteurs évocatrices de l’univers de Chabrol.

« – Je vous prie de m’excuser Madame, mais je crois vous avoir déjà vue quelque part. »

Il y a peu de chance que ce tocard l’ait reconnue, son histoire a été portée à l’écran avec le téléfilm « Femme battue, homme abattu » et c’est le visage de Marielle Desbois, l’actrice interprète de son personnage, qui s’est substitué au sien dans l’esprit du grand public. Elle se dirige vers deux membres de la sécurité :

« – Vous devriez surveiller le vieux dégueulasse là-bas… Je l’ai vu marauder autour des gosses qui jouent dans les structures gonflables. »

A cette époque, Nick Karcher, président de droite très à droite, a laissé la place à Paul Corrèze, président de gauche assez à droite. Jeanne Moreau a tué son mari, qu’elle accusait de la maltraiter depuis des années, de trois balles dans le dos, trois balles qu’elle avait rangées sous un coussin de sa chambre, deux cartouches de chevrotines et une balle brenneke, typiquement une technique de chasse au grand gibier : « D’abord on arrose pour blesser, puis on achève. »

La meurtrière a été condamnée à deux reprises par la Cour d’assises mais les réseaux sociaux, les groupes féministes se sont emparés de cette affaire et ont fait de Jeanne Moreau le symbole et l’enjeu de la lutte contre les violences faites aux femmes, contraignant Paul Corrèze, qui ne le souhaitait sans doute pas spontanément, à lui accorder la grâce présidentielle.

Wagner a plutôt peu apprécié sa garde à vue à la gendarmerie de Roche-les-eaux, la mémoire revenue, il décide de rouvrir le dossier et de mener une contre-enquête qui révèle que Jeanne Moreau n’était probablement pas la pure victime qu’ont présentée les médias et la campagne d’opinion menée pour sa libération…

Au fil des investigations de Wagner, on voit s’échafauder un scénario différent, produit de pièces à charge du dossier et du témoignage de policiers, magistrats, avocats, journalistes qui rappelleront au lecteur une autre affaire jugée successivement à Orléans et à Blois.

Jeanne Moreau est un personnage de fiction créé par Michel Embareck, il n’est pas totalement homothétique à celui de Jacqueline Sauvage ; la fiction permet de circuler dans les angles morts du fait divers mais demeure en totale cohérence avec les certitudes et les doutes du dossier d’origine, celui qui a valu à Jacqueline Sauvage cette double condamnation par la Cour d’assises et un refus de remise en liberté par la commission en charge de l’application des peines.

Quand on prend connaissance du dossier pénal, ce que n’ont pas fait ceux et celles qui ont d’abord entendu la voix de leur seule émotion, on ne peut qu’être parcouru des mêmes doutes et du sentiment que la juste lutte contre les violences faites aux femmes a probablement été dévoyée au bénéfice d’un permis de tuer qualifié par son avocate de « légitime défense différée », un principe qui heurte tous les fondamentaux du droit.

Le roman noir de Michel Embareck associe une langue fleurie, qui n’est pas sans évoquer, par instants, le style d’Alphonse Boudard, à la poésie de la ruralité où le souffle omniprésent de la nature enveloppe et guide le lecteur pris par la main au cœur de l’enquête de Wagner. A ce titre, on est loin du docu-fiction, le récit sauvegarde toute son autonomie et on peut s’affranchir sans effort du personnage qui l’a inspiré si on le souhaite.

Michel Embareck se heurte à des difficultés avec la presse pour faire connaître son roman. Le sujet est jugé délicat et les journalistes ne veulent pas se positionner. Jacqueline Sauvage est devenue un symbole intouchable des violences faites aux femmes, elle a donné du sens à l’idée d’une légitime défense en dehors des seules circonstances d’un danger immédiat. Les grands médias répugnent à prendre l’opinion à contre-courant et à porter atteinte à cette image.

Michel Embareck, pour sa part, s’étonne du qualificatif de « politiquement incorrect » attribué à un roman basé sur des faits avérés et une enquête complémentaire. Le politiquement correct, affirme-t-il, serait donc de gober toutes les âneries répandues sur les réseaux sociaux ou les chaînes d’info en continu par des personnes politiquement ou financièrement intéressées à la cause. 

Il faut lire le roman de Michel Embareck, on y prend plaisir, et on peut y gagner la satisfaction toute personnelle que confère l’indépendance d’esprit.

Patrick Communal

 

Trois cartouches pour la Saint-Innocent.

Michel Embareck.

Roman noir. Editions L’Archipel.

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