[Tribune] Après le vote quasi-unanime, jeudi 1er avril au Sénat, d’un amendement de droite baptisé « amendement UNEF » dans le cadre de la loi « séparatisme », et défendu par le sénateur socialiste du Loiret Jean-Pierre Sueur, Patrick Communal, juriste et militant des Droits humains, dénonce un « État de droit bafoué ». Défendant l’entre-soi qui « facilite l’expression de la souffrance », il rappelle que l’Histoire est écrite par les dominants et que la libération n’arrive jamais par le haut. Il n’en revient pas du procédé rhétorique du sénateur socialiste qu’il sait pourtant « épris d’humanité ».
Patrick Communal ancien avocat au barreau d’Orléans. DR
“Je devais avoir 13 ans, élève au lycée Jean Bart de Dunkerque. Nous avions un cours de travail manuel destiné à nous initier à la menuiserie et à la fabrication d’objets en bois. Un jour, notre professeur nous a montré une feuille de contreplaqué un peu détériorée, probablement à cause d’un défaut de séchage. Il nous a dit : « vous voyez ce contreplaqué ? Il est produit à partir d’un bois qu’on appelle l’Okoumé, un arbre qui pousse au Gabon. » Et puis il a ajouté : « avant, quand un noir apportait une feuille de contreplaqué dans cet état, on lui donnait un coup de bâton ». Le prof a fait un long silence pour nous laisser méditer son propos. On était en 1962/63 et le Général de Gaulle avait entamé le processus de décolonisation. J’ai pensé sans l’exprimer que si le prix à payer pour que les noirs ne reçoivent plus de coups de bâton était que, de temps à autre, un morceau de contreplaqué soit de moindre qualité, c’était plutôt un progrès. Je n’avais pas encore de conscience politique mais j’en ai conclu assez rapidement que le racisme n’était pas uniquement un complexe de supériorité ou une idéologie de haine mais un rapport social de domination guidé par un intérêt économique.
Février 2019, j’accompagne une jeune femme tadjike réfugiée politique à la gare du Nord. Nous sommes invités par l’ONG américaine Human Rights Watch pour participer à un débat dans le cadre de son festival de cinéma consacré aux droits de l’homme qui se déroule à Amsterdam. L’organisation s’est inquiétée de savoir si la jeune réfugiée disposerait d’un titre de voyage lui permettant de franchir la frontière. De fait, elle est toujours en attente de son titre de séjour définitif et ne dispose que d’un récépissé qui atteste de sa qualité de réfugiée mais s’avère normalement insuffisant pour se rendre aux Pays bas. Nous décidons de prendre le risque. Sur le quai de départ du Thalys, des policiers en civil repèrent les voyageurs, dont le visage ou la couleur de peau affiche une origine étrangère, pour procéder à un contrôle des papiers. J’invite discrètement la jeune femme à me donner le bras et à pencher légèrement la tête vers mon épaule. Nous cheminons ainsi jusqu’à la montée dans le train en échappant au contrôle policier. Avec ma tignasse blanche, j’ai la dégaine d’un « sugar daddy » ces vieux messieurs qui entretiennent des relations avec des femmes beaucoup plus jeunes moyennant rétribution. A chacun ses préjugés, j’ai pensé, que dans la représentation mentale d’un policier français, une jeune femme au faciès oriental donnant le bras à son sugar daddy, ne saurait constituer une atteinte potentielle à l’ordre public susceptible de justifier un contrôle des documents. L’appropriation tarifée du corps des femmes étrangères est un rapport de domination moralement insupportable et légalement transgressif mais sur le quai du Thalys, les flics ne sont pas là pour ça.
Fin des années 90, Marie-Madeleine Mialot, membre de l’exécutif de la Région Centre préside l’Office municipal d’HLM d’Orléans. Elle accueille une étudiante en stage et lui demande de procéder à une opération de « testing » en appelant au téléphone tous les bailleurs sociaux du département pour solliciter un logement. Dans un premier temps, la jeune femme s’exprimera dans la langue policée d’une universitaire pour préciser ensuite qu’elle appartient à une famille nombreuse d’origine maghrébine. Le compte-rendu détaillé de chaque entretien téléphonique souligne le changement de ton qui s’opère quand l’origine géographique est révélée. La ségrégation institutionnelle dans le domaine de l’habitat est une réalité qu’il n’est pas nécessaire de démontrer.
Qu’est ce que le racisme ?
Le racisme n’est pas seulement un épiphénomène culturel, dont l’archétype pourrait s’incarner dans ces bandes d’abrutis qui hurlent des cris de singe ou lancent des peaux de banane sur des joueurs de football africains, il fonctionne comme la justification d’un rapport de domination. C’est évident à l’époque de l’esclavage et de la colonisation, c’est encore visible quand le rapport de domination économique vise des travailleurs issus de l’immigration post-coloniale, ouvriers d’usine, du bâtiment et des travaux publics, chargés de tâches insalubres, éboueurs, et aujourd’hui, femmes de ménages, auxiliaires de vie, coursiers cyclistes transportant les repas à domicile. Si le racisme est une souffrance pour les dominés, il est systémique par son ampleur et structure les rapports sociaux. Il fonde une hégémonie culturelle et une organisation sociale inégalitaire.
L’histoire étant écrite par les dominants, il n’est pas inutile de rappeler que c’est d’abord par leurs propres combats que les dominés se sont affranchis de la domination. L’abolition de l’esclavage ne fut pas accordée par en haut mais arrachée par en bas, les propriétaires furent indemnisés de la perte de leurs esclaves par la République. Il en va de même de la colonisation, les radicaux et les socialistes français étaient alors du côté des dominants jusqu’au bout des guerres de libération au cours desquelles ils ont couvert les pires crimes d’état. La colonisation a provoqué une névrose collective qui persiste et irrigue l’ensemble du corps social. La gauche française a exercé le pouvoir de nombreuses années, elle a créé ses propres organisations anti-racistes mais elle s’est avérée totalement incapable de déconstruire le racisme systémique qui affecte la question de l’habitat, de la réussite scolaire, de l’accès à l’emploi, du rapport à la police et à la justice. La libération n’arrive jamais par le haut.
Qui pourrait imaginer que les afro-américains auraient obtenu les droits civiques s’ils ne s’étaient d’abord organisés de façon autonome ?
Le racisme est d’abord une souffrance pour le dominé, qui en portant atteinte à se dignité, peut entraîner une perte mortifère de l’estime de soi. L’UNEF, syndicat étudiant a mis en place des groupes de parole qui se réunissent en non-mixité, plusieurs fois par an, sur la question des discriminations, à destination des femmes, des LGBT et des victimes du racisme. L’entre-soi facilite l’expression de la souffrance, aide à recouvrer cette dignité perdue, renouer avec le sentiment d’appartenance commune à une même humanité. On perçoit évidemment qu’au-delà de leur dimension thérapeutique, ces groupes de paroles peuvent porter en gestation de nouvelles formes de révolte collective, comme celles des féministes des années 70 qui avaient fait le choix de l’autonomie de leurs luttes d’émancipation.
Invitée sur le plateau d’Europe 1, la présidente de l’UNEF qui aurait aimé évoquer la situation de ces milliers d’étudiants contraints, dans la France d’aujourd’hui, de faire la queue dans les soupes populaires, s’est vu mitrailler de questions sur les réunions non-mixtes par Sonia Mabrouk brandissant l’épouvantail du racisme anti-blancs cher à l’extrême droite. Le ministre Blanquer a accusé l’UNEF de fascisme.
Le projet de loi “Séparatisme”
Au Sénat, à l’occasion des débats sur le projet de loi « séparatisme », la droite a multiplié des amendements contraires à la constitution, aux principes généraux du droit, et à la convention européenne des droits de l’homme, ciblant les musulmans. Le plus cruel est à nos yeux celui qui porte interdiction aux femmes portant le voile d’accompagner les sorties scolaires. Dans certains quartiers populaires, cela pourrait signifier la fin desdites sorties scolaires mais surtout, la mesure impose aux enfants un insupportable conflit de loyauté entre l’école de la République et leur maman, une forme de maltraitance institutionnelle.
Le débat est venu sur l’UNEF, des sénateurs LR ont proposé un amendement permettant au gouvernement d’ordonner, en Conseil des ministres, la dissolution des associations qui organisent des réunions syndicales ou publiques contraires aux principes républicains. Le compte rendu du Monde du 2 avril et le procès-verbal des débats nous indique que trois sénatrices sont montées au créneau : Laurence Cohen (groupe communiste) a rappelé l’expérience des groupes féministes : « des femmes ont dit des choses qu’elles n’auraient pas pu dire ailleurs » ajoutant : « Je n’ai plus 20 ans, je ne suis pas noire, et je ne subis donc pas de contrôles au faciès, par exemple. Je ne peux donc pas connaître les conditions que vivent un certain nombre de jeunes. Je peux comprendre que, à un moment donné, ils aient besoin de s’exprimer dans le cadre de groupes de parole. Ces groupes ne visent nullement à m’exclure, mais ils permettent de libérer la parole… »
La sénatrice écologiste, Sophie Taillé-Polian s’est demandé si c’était ici le procès des victimes et enfin Esther Benbassa, écologiste parisienne, a évoqué ces loges maçonniques interdites aux femmes – on était au Sénat.
C’est à ce stade des échanges que Jean-Pierre Sueur est intervenu pour une déclaration laconique : « Mon intervention sera courte. Je tiens à dire que toute séparation, toute discrimination, toute ségrégation liée à la couleur de la peau, quelle qu’en soit la circonstance, est inacceptable. » La déclaration a suscité les applaudissement de la droite et de l’union centriste.
Jean-Pierre Sueur n’a pas donné plus ample explication, il n’a pas mis en perspective cette déclaration avec les réunions de l’UNEF, il l’a reproduite sans aucun commentaire sur sa page Facebook et sa lettre électronique diffuse simplement le procès-verbal des débats du Sénat. Il n’en demeure pas moins que l’intervention a dû être décisive puisque l’amendement a été remanié, il crée un nouveau motif permettant au gouvernement de dissoudre les associations ou groupements de fait qui interdisent à une personne ou un groupe de personnes à raison de leur couleur, leur origine ou leur appartenance ou non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou religion déterminée, de participer à une réunion. Cette nouvelle mouture a fait l’objet d’un vote favorable unanime. En dépit de cette unanimité, Marlène Schiappa qui représentait le gouvernement, sans s’y opposer, a maintenu ses doutes sur la constitutionnalité d’un tel amendement.
Le piège de la gauche
Médiapart évoque le piège dans lequel est tombé la gauche, Jean Luc Mélenchon parle de naufrage et de honte unanime. La déclaration de Jean Pierre Sueur à ce stade des débats et sans autre explication ni mise en perspective, est un sophisme, c’est-à-dire un raisonnement qui affiche l’apparence de la rigueur, voire de l’évidence mais qui porte en soi une logique fallacieuse, celle qui consiste à amalgamer les racistes et les victimes du racisme, à ignorer que celui-ci est une souffrance qui peut justifier un entre-soi pour libérer la parole, à méconnaître que le racisme est aussi un rapport de domination sociale, d’hégémonie culturelle et d’inégalité qui peut appeler à une organisation autonome des dominés qui sauront ensuite faire le tri de leurs alliés et de leurs faux amis. Sophisme pour sophisme, on pourrait affirmer que cette déclaration vise à interdire que des victimes du racisme puissent se réunir entre elles s’il n’y a pas au moins un blanc dans la salle.
Si Jean-Pierre Sueur ne développe aucun argumentaire, c’est parce que son procédé rhétorique ne saurait affronter la contradiction sans embrasser des thèses inacceptables pour le socialiste épris d’humanité que je souhaite le voir demeurer, par amitié, et au nom de convictions partagées.
Quant au texte voté par le Sénat, qui a relevé qu’il autorisait le gouvernement à dissoudre la jeunesse ouvrière chrétienne, l’union des étudiants juifs de France, les communautés monastiques et bien d’autres groupements dont il parait difficile de dresser la liste ? Ces gens-là sont assistés de juristes, d’aucuns ont dû le leur dire, dès lors, c’est l’état de droit, si malmené depuis 2015, qui est de nouveau ouvertement bafoué.”
Patrick Communal