Tout avait pourtant bien commencé: le world wide web, la “toile” inventée par Tim Berners-Lee en 1990 apparaissait comme un formidable moyen de connecter les ordinateurs à travers le monde via l’internet offrant des possibilités illimitées d’échange de données donc de savoirs, savoirs qui devenaient ainsi accessibles au plus grand nombre. Très vite, cette immense base de données nécessita de nouveaux outils de navigation, les moteurs de recherche étaient nés et le plus performant d’entre eux s’appela Google.
Le Googleplex en Californie (wiki)
Un récent article du Canard Enchainé intitulé “Portrait des cinq en flics du net” revient sur l’instructive saga de ces GAFAM* en citant largement le livre de Shoshana Zuboff “L’age du capitalisme de surveillance”, une brique de 850 pages, un pavé dans la toile dont les révélations valent bien l’incontournable “Stratégie du choc” de Naomi Klein qui, pour l’occasion, en recommande la lecture. Shoshana Zuboff livre une enquête extrêmement fouillée (pas moins de 150 pages de notes et de références !) sur la genèse de ces mastodontes financiers dont la fortune menace aujourd’hui les fondements même de nos sociétés démocratiques par l’exploitation illimitée de nos données personnelles les plus intimes, et l’utilisation de notre “supplément comportemental” pour prédire voire influencer et manipuler notre activité sociale à des fins commerciales, si ce n’est, politiques.
Google ouvre la voie
Google ouvre la voie en étant le premier à basculer du coté sombre du net, le premier à découvrir le filon qui le fera devenir la deuxième société mondiale coté en bourse. Bien sûr, ce n’est pas son moteur de recherche si performant soit-il, qui fera sa fortune même en l’agrémentant de pages de pub ciblées. Les “data scientists” de Google, en cherchant à améliorer l’efficacité de son outil “Search”, ont l’intuition d’étudier le comportement de ses utilisateurs en nombre croissant, le concept de User Profile Information (UPI) était né. Et miracle du traitement algorithmique, ces données collectées allaient pouvoir être retournées pour prédire le comportement de l’utilisateur et cibler de plus en plus finement sa sensibilité aux messages publicitaires: la chasse aux données personnelles était ouverte et tous les moyens seront bons, en l’absence néolibérale de toute réglementation de protection de la confidentialité individuelle, pour collecter et traiter ces données. Le sommet de cette collecte clandestine sera atteint avec la mise en place de Street View dont les voitures-caméras seront équipées secrètement de véritables aspirateurs de données, enregistrant au passage dans les rues toutes les données des boites wifi non protégées.
C’est la collecte, le traitement et la vente de ces données qui constituent le véritable “business model” de Google (et de ses filiales Gmail, Youtube, Androïd, Adwords etc…) rendant les annonceurs de plus en plus captifs de ses “prédictions”.
La rentabilité de Facebook
Évidemment, la même question de la rentabilité se posera au même moment à Facebook (on remarquera au passage que seule, l’encyclopédie Wikipédia est restée dans la logique d’une gratuité communautaire originelle): disposant d’une masse colossale d’informations livrées en totale naïveté par ses utilisateurs, la moulinette comportementaliste, avec la puissante aide des “likes”, va là aussi, se mettre à fonctionner à plein régime pour produire du profil comportemental qui permettra par exemple à une société anglaise, Cambridge Analytica, de peser par ses campagnes ciblées en faveur du Brexit. Facebook se livrera ainsi dans la plus grande clandestinité, à des expériences de manipulation comportementale en modifiant les algorithmes des publications de ses utilisateurs innocents et ignorants.
Passons sur les stratégies des trois autres complices, Apple, Amazon et Microsoft pour constater que la société des objets connectés que l’on nous promet et dont le smartphone est aujourd’hui le navire amiral de la collecte, s’appuie sur une quête effrénée et sans limite de nos données personnelles toujours plus intimes, dans un but évident de contrôler voire d’interférer avec notre quotidien comme une sorte de mega bracelet électronique de surveillance généralisée.
“Pourquoi nous combattons”**
Le Complotisme est sans doute une réaction populaire à cette angoisse intuitive d’être manipulée par ce système à l’ubiquité duquel on ne peut échapper. Pourtant la protection des données personnelles et l’interdiction de leur utilisation à des fins de manipulations comportementalistes a déjà fait l’objet d’une réglementation (la Common Rule toujours imposée aux chercheurs universitaires mais pas aux privés…) aux Etats Unis dans les années 70, à une époque où l’ennemi communiste se faisait fort de remettre dans le droit chemin tout déviant par un “lavage de cerveau”. La Chine communiste d’aujourd’hui parait presque plus transparente avec son système de notation sociale généralisée face à l’opacité d’un système de décisions qui se développe à grands pas dans nos contrées démocratiques, où la modélisation individuelle permettra bientôt de licencier un salarié ou de refuser un logement ou une assurance sur la base d’un profilage tenu secret aux yeux de l’intéressé.
Face à la fuite en avant des états pour la protection des données personnelles***, états qui peinent déjà à imposer une fiscalité équitable à ces GAFAM, il semble que seule la prise de conscience du public et son action pour exiger d’être réellement et efficacement protégé, permettra de faire reculer cette loi de la jungle des données personnelles et son corollaire intrusif. La récente réaction de désabonnement massif de WhatsApp (propriété de Facebook) suite aux modifications de confidentialité montre la voie pour sortir de l’enfer indolore du “capitalisme de surveillance”.
Gérard Poitou
*GAFAM: Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft
** Série de 7 films de Franck Capra appelant à lutter contre le nazisme
*** Les clauses de confidentialité rédigées par les fournisseurs de sites représentent 76 jours de lecture pour un usager moyen de l’internet…
L’Âge du capitalisme de surveillance
Shoshana Zuboff
Traduit de l’anglais par Bee Formentelli et Anne-Sylvie Homassel
14 x 21 cm • 864 pages éditions Zulma
ISBN 978-2-84304-926-2
26,50 € • Paru le 15/10/20