« La philosophie au lycée connaît une crise profonde »

Tous les ans, depuis 2005, le troisième jeudi du mois de novembre, cette année ce sera le 19, l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) célèbre une Journée mondiale de la philosophie. C’est dans ce cadre, que Magcentre a souhaité s’entretenir avec Yves Prouet, agrégé de philosophie et ancien professeur au lycée Pothier d’Orléans.

Yves Prouet est agrégé de philosophie et ancien professeur. Il a enseigné au lycée Pothier d’Orléans. DR

Où en est l’enseignement de la philosophie en France ?

Yves Prouet : Paradoxalement, l’enseignement de la philosophie au lycée connaît une crise profonde et même un déclin alors que l’intérêt pour celle-ci se développe dans la société. La classe de philosophie, qui était le couronnement de l’enseignement secondaire (avec neuf heures par semaine) et la transition vers les études universitaires, a disparu. Pour le nouveau baccalauréat, chaque classe de terminale générale dispose de quatre heures par semaine (deux heures pour la série technologique) avec, il est vrai, un approfondissement possible si on choisit la spécialité “Humanités, Littérature et Philosophie” (HLP). En contrepartie, on a introduit la philosophie en première, mais seulement pour les élèves qui choisissent la spécialité HLP. N’oublions pas que cet enseignement ne concerne que les élèves du “baccalauréat général et technologique” : un grand nombre d’élèves du secondaire, dans les lycées professionnels, l’ignore.

D’où vient cette crise ?

Y.P. : Elle résulte de la conception traditionnelle de l’enseignement de la philosophie. Présent seulement en terminale, il était censé être le lieu où l’on apprenait à penser par soi-même, à partir dun programme encyclopédique qui englobait tous les champs de la connaissance et de l’action. Il sadressait à une minorité d’élèves, pourvus d’un bon bagage culturel, capables de lire des ouvrages difficiles. Beaucoup maîtrisaient anglais et allemand (au moins pour la lecture) et souvent des langues anciennes. Les exercices canoniques étaient la dissertation et le commentaire de texte qui demandaient une connaissance des « grand auteurs ». En une année, on s’initiait aux sciences humaines, à la philosophie des sciences, à la philosophie morale et politique, à l’esthétique, à la métaphysique… Cet objectif, fort louable, est entré en contradiction avec la démocratisation de l’enseignement secondaire. Le public a changé et la discipline n’a pas su, ni voulu opérer les transformations nécessaires, aussi bien dans les contenus que dans les méthodes d’enseignement.

 

« La France n’est pas le seul pays à disposer d’un tel enseignement mais il est très différent dans les autres pays. »

 

Et chez nos voisins européens ?

Y.P. : Contrairement à ce qu’on affirme parfois, la France n’est pas le seul pays à disposer d’un tel enseignement mais il est très différent dans les autres pays. En Italie, par exemple, il s’étend sur trois ans et consiste plutôt en une histoire des doctrines. En Allemagne, on a le choix entre un enseignement philosophique et un enseignement religieux. Il ny a pas de programme national unique pour tous les Länders. Ceux-ci disposent d’une grande autonomie, ce qui explique que la philosophie ne soit pas présente partout. Certains proposent de remplacer la philosophie par les sciences humaines et sociales. En Espagne, on a une réflexion sur des thèmes déterminés par un dialogue entre professeur et élève. Il peut s’agir aussi d’un exposé plus classique d’histoire de la philosophie où sont présentées les doctrines des principaux philosophes.

De nombreux philosophes sont très présents dans les médias. Qu’en pensez-vous ?

Y.P. : Je distinguerais volontiers les philosophes authentiques qui interviennent sur leurs travaux et les « intellectuels médiatiques » capables de donner un avis sur n’importe quelle question. Ces derniers ont tendance à intervenir sur des sujets qu’ils ne maîtrisent pas mieux que le citoyen ordinaire. Le costume philosophique n’est là que pour asseoir une autorité problématique. Descartes disait déjà que la philosophie « donne le moyen de parler vraisemblablement de toutes choses et se faire admirer des moins savants ». Par dogmatisme, le “toutologue” (celui qui est spécialiste de tout) nous assène ses opinions comme des vérités. Je conseillerais à ces divers essayistes et idéologues de pratiquer de temps à autre, le doute cartésien. Quand je les écoute, je pense à la phrase de Cicéron rappelée par Montaigne, Descartes et Pascal : « Il n’y a rien de si absurde qui n’ait été dit par quelque philosophe ».

 

« On ne peut pas faire de la philosophie sans lire les philosophes. »

 

La philosophie semble réservée à une élite intellectuelle. Peut-elle se démocratiser ?

Y.P. : On ne peut pas faire de la philosophie sans lire les philosophes. C’est là que les difficultés commencent car les textes sont difficiles. Malgré cela, je pense que la philosophie peut devenir populaire comme disait Diderot. « Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire. » Tout ce qui peut donner envie de réfléchir, c’est-à-dire d’interroger ce que nous pensons spontanément en se confrontant à d’autres pensées, est salutaire. Pour cela des émissions de télévision ou de radio (écouter l’excellente Adèle van Reeth dans les Chemins de la philosophie sur France Culture), des universités populaires, des cafés-philo, certains sites internet sont des outils précieux pour initier à la réflexion philosophique. Un film, une série télévisée peuvent mener à une “problématisation” philosophique. Lire par exemple le livre de Sandra Laugier, Nos vies en séries (Flammarion 2019) ou celui de Stanley Cavell, A la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage (Vrin 2017) sur le cinéma américain. Ensuite, il appartient à chacun d’essayer d’approfondir à partir de ses lectures personnelles en acceptant de fournir un certain effort.

 Si vous deviez-conseiller trois livres de philosophie, lesquels choisiriez-vous ?

Y.P. : Pour le lycéen qui veut s’initier à la philosophie, je conseille “Le monde de Sophie” (Points- Seuil) du norvégien Jostein Gaarder qui est un excellent manuel sous une forme romancée. À un niveau supérieur, j’ai pris beaucoup de plaisir à lire l’ouvrage récent de l’anglaise Sarah Bakewell “Au café existentialiste” (Livre de Poche) qui est une présentation claire et pédagogique de la phénoménologie et de l’existentialisme. Et puisque je suis limité à trois, je propose “Le Banquet” de Platon où une femme, Diotime, nous révèle ce qu’est Eros. Ce texte a eu une influence considérable sur la pensée européenne de la Renaissance jusqu’à aujourd’hui. Il a inspiré entre autres, le psychanalyste Jacques Lacan.

 Propos recueillis par Jean-Paul Briand

Commentaires

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  1. Bonjour,
    Merci de donner la parole à cet enseignant en philosophie. Et, puisque nous avons bien besoin de philosophie en cette période inédite et morose, je propose de faire plancher celles et ceux qui souhaiteraient s’amuser un peu sur “Qu’est-ce que l’essentiel, y a-il des commerces essentiels ?” et “Qu’est-ce qu’un philosophe authentique ??”.
    A vos plumes !
    Je partage

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