Certaines caricatures de la revue Charlie Hebdo sont considérées comme des blasphèmes, en particulier vis-à vis du prophète musulman Mahomet. À Magcentre, nous avons voulu interroger Corinne Leveleux-Teixeira, agrégée d’histoire et de droit, titulaire d’une licence en théologie et professeure d’histoire du droit à l’Université d’Orléans. Elle est l’autrice d’un livre, d’une thèse et de plusieurs articles sur le blasphème.
Corinne Leveleux-Teixeira. DR
Vous êtes Professeure d’Histoire du Droit et certains de vos travaux de recherche ont porté sur le concept de blasphème. Pouvez-vous nous en donner une définition ?
Corinne Leveleux-Teixeira : La définition commune est « parole, expression outrageante pour la divinité ». Mais sous son apparente simplicité, cette définition est très problématique car elle repose à la fois sur une notion relative et sur une fiction. La notion relative c’est celle de l’outrage ou de l’insulte : ce qui est insultant pour moi peut ne pas l’être pour mon voisin. On entre donc ici dans la sphère de la subjectivité. La fiction tient à la structure même du blasphème. Dieu est visé mais ce n’est pas lui qui réagit. C’est pourquoi, dans mes travaux, j’avais proposé de placer le blasphème, poursuivi dans l’ancien droit (jusqu’à la Révolution), dans la catégorie du « crime sans victime ». Le blasphème constitue une atteinte symbolique qui suppose, pour être prise en charge, qu’un tiers déclenche une action judiciaire. On ne peut raisonnablement attendre de Dieu qu’il porte plainte lui-même.
Dans son essai, Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes, terminé deux jours avant son assassinat lors de l’attaque terroriste de Charlie Hebdo du 7 janvier 2015, le journaliste et dessinateur Charb écrit : « Dieu n’est sacré que pour celui qui y croit. Pour insulter ou outrager Dieu, il faut être persuadé qu’il existe. ». Qu’en pensez-vous ?
C.L-T. : Je pense que poser la question dans cette perspective c’est faire fausse route. D’abord, parce que, si l’on se place du point de vue des religions transcendantes, Dieu est le Tout Autre. Il ne peut donc pas être « outragé » ou « blessé » par les paroles des hommes. Soutenir le contraire, c’est lui prêter un affect, des réactions inhérente à l’humanité. C’est faire de l’anthropomorphisme. En second lieu, on voit bien qu’avec le blasphème, ce qui est fondamentalement en jeu ce n’est pas la question du blasphémateur mais la réaction sociale suscitée par son acte, c’est-à-dire la réception de paroles (ou de dessins) jugés par certains blasphématoires. Je pense que cette question est redoublée dans l’hypothèse d’une confrontation entre plusieurs horizons de croyance (ou d’incroyance). Ce point est important et il est rarement mis en exergue. Pour exemple, pendant pratiquement tout le Moyen Age, les sources littéraires ou judiciaires font état de très nombreux blasphèmes, pourtant, il n’y a presque jamais de poursuites. Dans les rares cas où la justice est saisie, les condamnations restent symboliques (des amendes de faible importance, un pèlerinage, une aumône…).
Pourquoi ?
C.L-T. : Parce que ces blasphèmes médiévaux ont lieu à l’intérieur du même horizon de croyance (une société chrétienne à peu près unie). Les blasphèmes y sont perçus comme des blagues, des grossièretés, des excès langagiers souvent assez drôles mais très peu criminalisés. La situation change du tout au tout au XVIe siècle avec la séparation confessionnelle catholiques/protestants : le blasphème change de sens et devient un moyen de désigner l’adversaire religieux. Il est aussi beaucoup plus sévèrement réprimé, lorsqu’il est le fait d’une personne appartenant à l’autre confession. C’est l’une des dimensions du problème actuel : le terme « blasphème » sert à désigner deux réalités qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre, parce qu’elles s’enracinent dans des visions du monde profondément différentes. La plupart des qualifications contemporaines de blasphème désignent d’ailleurs des paroles prononcées par des personnes extérieures à la religion dont des membres se sentent attaqués. Je pense au cas d’Asia Bibi, par exemple. Les paroles n’étaient pas nécessairement perçues comme blasphématoires par celle qui les avait prononcées. Mais elles ont été reçues comme telles par des personnes qui appartenaient à une autre communauté.
« Attaquer la religion, c’est possible. S’en prendre aux personnes, c’est interdit. »
Critiquer, se moquer des croyances, blasphémer, faire des caricatures à caractère religieux font partie de la liberté d’expression. De nombreux français sont pourtant choqués. Faut-il limiter la libre expression médiatique sur les sujets religieux, afin d’apaiser ces sentiments d’offense et permettre une meilleure intégration de tous les français et en particulier ceux de confession musulmane ?
C.L-T. : Absolument pas ! La liberté d‘expression fait partie intégrante du pacte républicain. Elle n’est pas négociable et disparaîtrait irréversiblement si on ne l’utilisait pas. De ce point de vue, Charlie Hebdo, par sa radicalité même, joue un très utile rôle de vigie. Il est aux avant-postes. Il montre jusqu’où on peut aller dans l’excès, la provocation et parfois le mauvais goût. Il faut toutefois expliquer que comme tout droit, la liberté d’expression n’est pas absolue, mais bornée d’une part par la diffamation, d’autre part, par l’injure. Le blasphème, qui n’est plus une incrimination en droit français depuis 1791, ne peut donc la limiter, en dépit de ce que souhaiteraient certains intégristes (catholiques comme musulmans). En revanche, l’injure qui porterait sur une personne à raison de son appartenance confessionnelle tombe nettement sous le coup de la loi. Attaquer la religion, c’est possible. S’en prendre aux personnes, c’est interdit.
Au-delà de la lutte contre le fanatisme religieux, d’après-vous, quels sont les moyens et les acteurs qui peuvent aider à pacifier les consciences et arrêter violences et attentats ?
C.L-T. : On ne peut se borner à avoir un discours de dénonciation du fanatisme en l’imputant, qui plus est, à la seule religion musulmane. Il faut développer plus que jamais l’enseignement des valeurs républicaines mais aussi des religions, dans leur complexité, leurs nuances, leurs richesses et leurs parts d’ombre. L’école a ici un rôle fondamental à jouer, mais aussi les acteurs culturels qui sont de formidables « agents de liaison », d’ouverture sensible et d’intelligence du monde, le secteur associatif, les collectivités locales toujours au plus près des personnes. Plus globalement, le corps social dans son ensemble ne peut se désintéresser d’une question qui touche une partie de sa jeunesse et qui impacte directement son avenir. En outre, il serait de très mauvaise méthode de déléguer toute la lutte contre les radicalités à un seul corps d’agents spécialisés. Ceux-ci sont certes indispensables pour repérer les éléments les plus dangereux ou les dérives les plus inquiétantes.
Mais ce n’est pas suffisant…
C.L-T. : À des degrés divers, nous sommes tous concernés. Il faut aussi lutter beaucoup plus énergiquement contre la relégation sociale, le chômage massif, le discrédit et le délaissement de certains quartiers qui se sentent abandonnés par la République. L’humiliation, la stigmatisation, la discrimination nourrissent la colère et servent de terreau fécond à la violence, tout comme l’ignorance ouvre la voie à l’obscurantisme.
Propos recueillis par Jean-Paul Briand
Photo de Une : Capture d’écran du site de Charlie Hebdo, dossier “Vive Le blasphème”.