La fatigue, un marqueur de notre époque : Georges Vigarello s’interroge

Stress, pénibilité, charge mentale, épuisement, dépérissement, burn out…., le XXIe siècle a vu fleurir une quantité de mots pour couvrir le champ étendu de notre fatigue. À la maison comme au travail la fatigue se fait sentir. Elle est omniprésente dans notre quotidien, nous la mentionnons sans cesse sans prendre garde à l’importance qu’elle a prise dans notre quotidien à tel point que Georges Vigarello, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales lui a consacré un livre afin d’attirer notre attention sur ce phénomène.

La fatigue n’est pas le produit d’une génération spontanée, elle est aussi vieille que le monde. Depuis que les hommes existent, ils savent que marcher des heures sans repos, passer plusieurs nuits sans sommeil, abuser de la lecture, observer avec attention, concentrer son esprit longuement engendre de la fatigue. Au même titre que la maladie, la vieillesse, la mort, et les limites imposées par nos corps et le monde, l’épuisement ressenti rappelle sa finitude à l’être qui le subit ou y est confronté. C’est un fait, un constat anthropologique et philosophique sur lequel il n’est pas nécessaire de revenir.

A chaque siècle sa fatigue

Il y a, au contraire, grand intérêt à se pencher sur les différentes façons dont nous désignons la fatigue, à étudier les mots qui recouvrent cet état ou le combattent C’est à ce difficile et minutieux travail que s’est attelé Georges Vigarello. Il nous propose une « histoire de la fatigue du Moyen Age à nos jours ».

Son étude menée avec rigueur nous révèle qu’il y a beaucoup à dire, à apprendre et à penser à partir de la fatigue et de son histoire. En effet qui a-t-il de commun entre la longue et harassante marche du pèlerin médiéval sur la route de Saint-Jacques de Compostelle ou de Jérusalem et les plaintes de Mme de Maintenon sur les « fatigues de la cour », entre l’épuisement quotidien du mineur de Germinal et le burn-out du cadre d’aujourd’hui, entre la mélancolie des romantiques et le rêve de déconnexion de notre ère numérique ? Ce sont, au cour des siècles, ces différences entre continuités et ruptures, que Georges Vigarello a exploré et dont il rend compte. Il lève le voile sur un versant de notre histoire qui n’a presque jamais été étudié du moins du point de vue sociologique.

Dans plusieurs ouvrages précédents cet historien des sensibilités s’est penché sur l’histoire du corps, du sport, de l’hygiène, de la santé, de la virilité, du travail et des émotions, celles du « sentiment de soi ». La fatigue est en quelque sorte l’envers de ces sujets ou si l’on veut une forme d’aboutissement. Elle est la face cachée, parfois dissimulée, à partir de laquelle se construisent les esprits et les corps. Vigarello l’affirme et le démontre. La fatigue est souvent subie, combattue, soignée. Elle est parfois rédemptrice, parfois espérée, pas toujours reconnue et difficilement avouée. Il n’était donc pas facile, pour l’historien, de rassembler une documentation sur ce sujet, de l’étudier , d’en tirer un fil conducteur. 

Aussi Georges Vigarello s’est-il employé à croiser ses sources, littérature, récits de voyage, compte-rendu militaires, médecine, alimentation, théories du travail et du management, horloges, mesures, mécanique, lois sur la durée, « pénibilité » du travail, vacances, entraînement sportif, transports, le sommeil… La liste est aussi complète que possible

Un vocabulaire révélateur

Avec beaucoup de finesse, Georges Vigarello a exploré la réalité et la perception de la fatigue au cours des siècles. Il les dépeint et les distingue à partir du vocabulaire et des expressions que les contemporains de ces époques emploient. Au Moyen Age le corps épuisé du chevalier du Moyen Âge ou des pèlerins perd sa sève, ses humeurs et il faut abreuver le combattant desséché. Au XVIIIème siècle, le corps des Lumières est un paquet de nerfs. L’époque est à l’excitation, la fatigue est perte de stimulation et se soigne par des « toniques ». Au XIXe siècle, quand l’occident s’industrialise le corps est une machine, sa fatigue est perte d’énergie qu’il faut compenser par les calories. Et aujourd’hui à l’ère du net ? Alors que les êtres se sont de plus en plus individualisés, la fatigue est perçue comme un bug dans un système plus ou moins vécu comme informatique qu’il devient indispensable de déconnecter.  « À une fatigue née de la résistance des choses, s’ajoute une fatigue née de la résistance de soi ».  La fatigue omniprésente dans la société , les soignants ne cessent avec raison de nous le rappeler, serait-elle un marqueur de notre temps ? Avec finesse et talent Georges Vigarello pose la question.

Françoise Cariès

« Histoire de la fatigue, du Moyen Age à nos jours »

Georges Vigarello

Univers Historique – Le Seuil

458 pages 25 euros

 

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