Le témoin survivant, relais de mémoire : le porte-étendard de « Celles et Ceux de 14 »
Après la Résistance honorée par les quatre panthéonisés de François Hollande, « Ceux et Celles de 14 » sont célébrés par l’entrée à la fois individuelle du grand écrivain et collective dans le sillage du grand témoin, du « porte-étendard » des contemporains de la Grande Guerre.
Caricature de Maurice Genevoix par Robert SIRE
Cette reconnaissance, longtemps retardée, vient satisfaire non pas une revendication mémorielle catégorielle ou politique mais avant tout deux forces assemblées : la détermination d’une famille et la fidélité au souvenir de « Ceux des Éparges ». Sur le versant familial, ce chemin de mémoire est aussi une voie sacrée d’émotions, avec la ténacité filiale de Sylvie Genevoix vaincue un temps par la maladie, puis reprise en septembre 2012 par Bernard Maris à la tête de l’association « Je me souviens de Ceux de 14 », avant un passage du témoin au petit-fils de l’écrivain de la Loire et de la Sologne, l’avocat pénaliste Julien Larere-Genevoix.
Après la Résistance honorée par les quatre panthéonisés de François Hollande, « Ceux et Celles de 14 » sont célébrés par l’entrée à la fois individuelle du grand écrivain et collective dans le sillage du grand témoin, du « porte-étendard » des contemporains de la Grande Guerre.
Fêtes Johanniques de 1960, Maurice Genevoix et Roger Secrétain, maire d’Orléans
Dès novembre 2013, après la parution de l’ouvrage consacré aux témoignages croisés d’Ernest Jünger et de Maurice Genevoix (1), l’économiste iconoclaste, installé aux Vernelles, poursuit son travail de deuil, reste présent en soutien à l’entreprise de panthéonisation, avant de passer le relais au fils de Sylvie Genevoix, conscient que la défense de la mémoire de son grand-père, en son lieu de mémoire emblématique de sa maison des Vernelles, figure au premier rang du testament moral légué par sa mère (2).
Fêtes Johanniques de 1960, Maurice Genevoix et Roger Secrétain, maire d’Orléans
La victoire mémorielle finale a été semée d’émotions, d’épreuves et de drames, du décès de Sylvie Genevoix à l’assassinat de Bernard Maris avec « Ceux de Charlie », autre symbole d’un moment historique, celui de la rédaction décimée de l’hebdomadaire satirique français, victime du terrorisme intégriste, autre Grande Guerre de notre XXIe siècle, cent ans après le carnage des Éparges.
Une proposition avancée par le rapport Zimet sur la commémoration de la Grande Guerre
Dès 2008, le président Nicolas Sarkozy cherche une « personnalité consensuelle » dont les cendres pourraient être transférées au Panthéon : Olympe de Gouges pour célébrer les droits des femmes, Jules Michelet et Marc Bloch qu’il a beaucoup cités dans sa campagne, Georges Mandel et Charles Péguy, le poète orléanais socialiste puis catholique, tombé dès l’effroyable été 14, pour commémorer les 90 ans de l’armistice le 11 novembre 2008 (3).
Joseph Zimet rencontre en 2009 l’éditrice Sylvie Genevoix, membre du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, qui a reçu la Légion d’honneur des mains de Jean-Louis Debré. En septembre 2011, le président Sarkozy reçoit des mains de Joseph Zimet le rapport préalable à la création de la Mission dont il va devenir le directeur général. Il y préconise l’entrée au Panthéon de Maurice Genevoix comme « porte-parole » de Ceux de 14, dans le cadre des commémorations du Centenaire de la Grande Guerre (4). Son conseiller spécial, Henri Guaino, a connu Bernard Maris au Commissariat au Plan. Ce contact, le talent engagé du haut fonctionnaire et essayiste Michel Bernard dans son Pour Genevoix (5), et les travaux de la Mission Centenaire semblent placer sur les meilleurs rails l’entrée au Panthéon de l’auteur de Ceux de 14.
Des réserves surmontées : sous le maire de Verdun, l’idée de l’hommage collectif
Alors que la qualité exceptionnelle du témoignage de Maurice Genevoix, perçue par Jean Norton Cru dès 1929 (6), n’est pas remise en cause, à la seule exception de l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau qui y voit avant tout la trace engagée d’un « écrivain patriote de droite » (7), les réserves du maire de Verdun pèsent négativement dans la balance et blessent Sylvie Genevoix (8).
Pour l’élu local, le transfert de l’écrivain au Panthéon « risquerait de fragiliser le témoignage de reconnaissance nationale dû à l’ensemble des acteurs, et d’abord victimes directes du premier conflit mondial ». Dépassant cette vaine querelle, la piste d’un hommage collectif est saluée par la plupart des historiens de la Grande Guerre, et alimente le projet d’associer à Genevoix d’autres panthéonisés au souvenir lié au conflit, de Jean Jaurès à Marie Curie ou encore aux écrivains combattants déjà présents sur une plaque du Panthéon.
Vice-président de l’association « Je me souviens de Ceux de 14 », Michel Bernard adhère à la proposition de l’hommage collectif à tous les combattants, en associant le Soldat inconnu au grand témoin de la génération combattante de 14-18.
« Ceux de la Résistance » avant « Ceux de 14 » : la mémoire inversée de la « guerre de Trente Ans »
Le décès de Sylvie Genevoix, emportée par un cancer le 19 septembre 2012, ne remet pas fondamentalement en cause l’espérance de voir son combat aboutir. La proximité politique de Bernard Maris avec François Hollande et la nouvelle majorité élue en mai-juin 2012 semble propice à une issue favorable (9). Pourtant, le nouveau Président de la République donne la priorité aux quatre grandes figures de la Résistance, ce qui encourage, en particulier dans la presse locale, une forme de vaine compétition posthume entre Jean Zay et Maurice Genevoix, aussi incongrue que paradoxale si l’on garde en mémoire leur amitié admirative (10), et leur action commune en faveur des droits d’auteur et du contrat d’édition (11).
Mais la tentation est forte de simplifier en forçant le trait pour opposer l’académicien, le patriote, gardien de la mémoire des Anciens combattants de la Grande Guerre, et l’homme d’État du Front populaire. Si le député-maire d’Orléans Serge Grouard exprime envers le poète de la Loire sa sincère admiration, elle est partagée par son prédécesseur, le sénateur socialiste Jean-Pierre Sueur (12)…
27 mai 2015, Hommage aux résistants qui entrent au Panthéon. Le président François Hollande, au centre, fait face aux cercueils des quatre résistants français Pierre Brossolette, Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle-Anthonioz et Jean Zay. ©AP Photo/Remy de la Mauviniere/pool
Toutefois, l’annonce des quatre panthéonisations paraît sonner le glas de l’espoir d’un aboutissement pour Maurice Genevoix, alors que le souvenir de l’écrivain s’efface, que la sortie du Centenaire s’approche, que commémorer 1917, l’année de la lassitude morale, des grèves à l’Arrière et des mutineries sur le Front, n’est pas chose aisée.
Mais Julien Larere-Genevoix reprend espoir le 10 novembre 2017, une chronique suggérant que le Président de la République songerait à panthéoniser une personnalité liée au premier conflit mondial, au moment où, se mettant dans les pas de François Mitterrand et d’Helmut Kohl à Verdun en 1984, Emmanuel Macron inaugure avec le président allemand Steinmeier, le premier historial franco-allemand dans les Vosges (13).
Une chronique de Thomas Legrand fait le parallèle avec le prix attribué au Lambeau de Philippe Lançon, « gueule cassée de 2015 » qui évoque le martyr de Bernard Maris et de « Ceux de Charlie », comprenant le sens de l’expression « nos morts », là où le journaliste politique ne voyait dans le combat mémoriel de Bernard Maris que la « lubie d’un fan » et non la passion pour la vie, à l’opposé de la fascination des terroristes pour la mort (14).
(1) « J’écris ses lignes sur le bureau de Maurice Genevoix, sa « vieille table » évoquée dans Trente mille jours, au premier étage de sa maison des Vernelles. En face, la Loire, sa Loire chérie, qui coule éternelle et douce comme la douce France […] J’ai découvert Genevoix avec Sylvie. On doit bien à la fille dont on est fou amoureux de lire son père ». Bernard Maris, L’homme dans la guerre. Maurice Genevoix face à Ernest Jünger, Grasset, 2013, p. 13-14.
(2) « À Charlotte, à Julien, qui prendront le relais ». Sylvie Genevoix, Maurice Genevoix. La maison de mon père, Christian Pirot, 2001, p. 7.
(3) La famille Péguy y a toujours été opposée. L’idée est ancienne : à la Libération, lorsque le Comité national des écrivains se met en tête de panthéoniser Romain Rolland, « il suscite presque immédiatement, venue de la droite et soutenue par Le Figaro, une contre-proposition pour la panthéonisation de Péguy. Faut-il célébrer la Patrie comme chair (avec Péguy) ou la Patrie comme idée (avec Romain Rolland) ? Grand débat, que la presse orchestre et qui déchire surtout les catholiques de gauche car s’il y a deux France, il y a aussi deux Péguy et le leur est le Péguy dreyfusard. Si bien qu’à cet embarras, L’Aube trouve une parade faire, en la personne de Bergson, un troisième panthéonisé ». Mona Ozouf, « Le Panthéon : l’École normale des morts », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, tome 1. La République, Quarto, Gallimard, 1997, p. 172-173.
(4) Joseph Zimet, Rapport remis au Président de la République sur les commémorations du Centenaire de la Grande Guerre, septembre 2011.
(5) Michel Bernard, Pour Genevoix, La Table ronde, 2011.
(6) Jean Norton Cru, Témoins, Presses universitaires de Nancy, rééd. 1993.
(7) Propos recueillis par Géraldine Soudri, « Pourquoi (pas) lui ? La panthéonisation de Maurice Genevoix ne fait pas l’unanimité », L’Histoire, n° 383, janvier 2013, p. 13. Cette idée reçue est sans doute liée à l’image même de l’académie française, qui appartient au « Panthéon des droites ». La NRF de Gallimard puis la revue Esprit et le Seuil se sont constitués au XXe siècle en Contre-Académie. Voir sur ce point Marc Fumaroli, « La Coupole », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, tome 2. La Nation, Quarto, Gallimard, 1997, p. 1973. « Les élections académiques sont un bon exemple des interférences entre la littérature et la politique : il est notoire qu’un écrivain de droite a plus de chances d’entrer un jour sous la Coupole qu’un écrivain de gauche ; au reste l’écrivain de gauche ne tentera pas sa chance. C’est ainsi que l’Académie française fait figure de club conservateur ». René Rémond, Les droites en France, Aubier, collection historique, 2008, p. 382.
(8) « Verdun opposée au transfert des cendres de M. Genevoix. Arsène Lux trouve inopportun le transfert des cendres de Maurice Genevoix au Panthéon lors des célébrations du centenaire de la Grande Guerre. La fille de l’écrivain-combattant, Sylvie Genevoix, blessée, lui répond », Le Républicain lorrain, 16 février 2012.
(9) Bruno Cabanes, « Bernard Maris et Genevoix », Portrait-hommage, L’Histoire, mardi 13 janvier 2015.
(10) Parmi les lettres de félicitation adressées à Maurice Genevoix à l’annonce du prix attribué à Raboliot, celle de Jean Zay qui n’a « pas été le moins heureux ». Ils restent en relation suivie et ce sont ses livres que Jean Zay emportent avec lui en septembre 1939, après avoir demandé « la cravate » en son honneur. Le ministre captif remercie son ami en 1941 de l’envoi de ses ouvrages. Aurélie Luneau & Jacques Tassin, Maurice Genevoix. Biographie, Flammarion, 2019, p. 114.
(11) Dans Souvenirs et Solitude, Jean Zay évoque son ami Maurice Genevoix à l’occasion de son projet de loi sur le droit d’auteur et le contrat d’édition et du « congrès des écrivains français » réuni à Orléans en 1933 : « Mon ami Maurice Genevoix me réunit à dîner, dans sa villa du bord de Loire, avec Gaston Rageot, alors président de la Société des gens de lettres, et j’appris ce soir-là bien des particularités du contrat d’édition, bien des secrets sur la condition réelle de l’écrivain […] Dans la France moderne, le travailleur intellectuel restait le seul à n’être aucunement protégé par la loi. Alors que toutes les professions ont reçu de la société certaines garanties contre l’arbitraire, la profession littéraire était demeurée depuis cent cinquante ans ignorée du législateur, en dépit des exemples de l’étranger et de maints congrès internationaux. Le mot de Balzac : « L’édition, c’est la jungle », restait vrai en 1938. Notre pays avait dans ce domaine un retard étrange à combler ; nous nous y efforçâmes ». Jean Zay, Souvenirs et solitude, Talus d’Approche, 1987, p. 218-219.
(12) « Jean-Pierre Sueur salue l’entrée de Maurice Genevoix au Panthéon », La République du Centre, mardi 6 novembre 2018. Christian Bidault, « Maurice Genevoix, bientôt au Panthéon, mais longtemps « mal aimé » à Orléans », MagCentre du 6 novembre 2018.
(13) Entretien avec l’auteur du 27 juillet 2020. « Macron et le président allemand inaugurent un « Historial » de la Grande Guerre », L’Express, 10 novembre 2017.
(14) « Comment Bernard Maris revient dans nos mémoires », France Inter, le 12 novembre 2018.