Adolescentes, une chronique singulière et double de Sébastien Lifshitz

Dans Adolescentes, Sébastien Lifshitz (Les Invisibles, entre autres) tente de chroniquer la vie de deux jeunes filles et de capter leurs douleurs, leurs joies, leur évolution et leur recherche du sens de la vie. Elles en deviennent aussi lumineuses que le film lui-même.

Anaïs et Emma Photo Ad Vitam

Pendant cinq ans, de 2013 à 2018, Sébastien Lifshitz a suivi et filmé deux adolescentes de Brive, deux filles que beaucoup de choses opposent mais qui sont très copines. Une équipe de trois personnes est venue filmer tous les mois ces deux jeunes filles et leur entourage, famille et collège puis lycée. Il a donc fallu nouer une relation tout à fait particulière, très forte, entre l’équipe et les adolescentes. « On se manquait, dit Sébastien Lifshitz dans une interview. Elles avaient envie de nous voir, et nous aussi. » Cette relation de confiance a permis à l’équipe de faire librement le film tout en disparaissant des images, sans intervenir dans les moments vécus devant la caméra. C’est le secret technique d’une formidable réussite.

Le difficile rapport mère-fille

Anais est plutôt enveloppée et vit dans une famille modeste avec des parents à problèmes, surtout sa mère. Impulsive et un peu désordonnée, elle est pétillante de vie, rigole pour un rien et on sent chez elle une énergie considérable. Emma au contraire est mince, et c’est une très bonne élève. Elle pratique le chant et la musique en plus, avec de vraies possibilités. C’est surtout sa mère qui s’occupe d’elle, le père étant peu là au moment des filmages, mais aussi dans la vie de sa fille, ce qu’elle dit à plusieurs reprises. La relation de ces deux filles à leur mère est vraiment difficile. Conflictuelle au mieux, agressive au pire. Avec des variations au fur et à mesure des années. Pour Emma, l’emprise de sa mère devient de plus en plus lourde, alors qu’Anais réussit à créer avec la sienne un échange positif. Les moments filmés montrent à quel point le problème adolescent est aussi un problème parental. La séquence d’achat de vêtements, par exemple, capte avec force la volonté de la mère d’Emma et le besoin de sa fille d’échapper à cette emprise.

Et lorsque l’heure est venue pour les deux jeunes filles de quitter leur famille, la réaction des deux mères est plus violente que celle de leurs filles. Le sentiment d’abandon plus flagrant. Comme quoi le cordon a vraiment deux extrémités. Sa coupure peut faire plus mal aux parents qu’aux enfants !

La relation aux garçons

Anaïs et Emma Photo Ad Vitam

L’autre question c’est bien sur la relation aux garçons, donc la sexualité. Elles en parlent entre elles, ces filles, et Sébastien Lifshitz s’est plus intéressé à la parole qu’aux actes. Il y a le jeu de la séduction, les jeux collectifs autour des garçons, les soirées de rapprochements. Il y a la peur de la première fois, et la constatation étonnée que « ça n’a rien changé ». Mais le film prend ce sujet comme un autre, sans s’y arréter. Anais et Emma rentrent dans leur vie de femme plutôt par leur préparation de l’avenir que par leur relation aux garçons. Leur dialogue du dernier été, avant de partir chacune poursuivre ailleurs leurs études, conclut magnifiquement le film : elles imaginent leur relation dans dix ou vingt ans, quand elles se reverront avec mari et enfants. C’est drôle et en même temps révélateur de leur difficulté à envisager l’avenir.

Un docu, mais aussi un beau film

On pourrait se dire que cette chronique sur deux vies, deux évolutions, n’est que l’enregistrement d’un réel tout à fait ordinaire. Et c’est vrai. Mais où ce documentaire devient réellement un film, c’est par de subtiles touches de cinéma. Des gros plans sur les visages, sur les corps à la plage, sur les mains ; les visages endormis puis qui s’éveillent, les moments de face à face au miroir, les plans magnifiques de Brive dans le bleuté de l’aube. Et le temps « extérieur » qui n’est plus celui des adolescentes, mais du pays. Dont des événements incontournables et tragiques, Charlie Hebdo et le Bataclan. Lifshitz, selon son principe documentaire, n’a pas essayé de faire parler « ses » adolescentes là-dessus. Mais les classes en parlaient, les lycées se mobilisaient. Lifshitz précise que c’était une manière de filmer la durée, le travail du temps sur les corps, les visages, les destinées.

Cet immense respect des personnalités de ces jeunes filles fait de ce travail une œuvre. Sébastien Lifshitz ne parle pas sur, il laisse la vie elle même parler et tente d’en rendre compte en cherchant la meilleure distance pour ne pas la troubler. Cette monstration, en soi, en dit long sur l’époque. Intelligent et sensible, il atteint une profondeur de relation et de transmission absolument magnifique.

Bernard Cassat

Adolescentes

Réalisation : Sébastien Lifshitz

Directeurs de la photo : Antoine Parouty, Paul Guillaume

Monteuse : Tina Baz

2 h 15

 

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