Retro: Jacques Chirac, la politique, les masques et la mémoire

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Date initiale de publication 26 septembre 2019

Jacques Chirac

Pierre Allorant, doyen de la faculté de droit d’Orléans et historien

Jacques Chirac, décédé ce 26 septembre, nous avait quittés depuis longtemps, du fait de la longue nuit de sa maladie, mais cet éloignement de la vie publique n’a pas amoindri le courant de sympathie des Français à son égard.

Si l’on regarde l’ensemble de son parcours, ce qui frappe est l’omniprésence de la vie politique dans sa vie, comme si l’une avait totalement absorbé l’autre, sans partage, à la différence des jardins secrets et promenades littéraires de François Mitterrand.

Avatars. Mais quel était le vrai Chirac ?

Venu à la politique sur les genoux de Marcel Dassault et poussé par le regard bienveillant d’un cacique de l’immobilisme « rad-soc » sous la IVe République, le bon docteur Queuille, ce Corrézien adepte d’enterrer les problèmes en créant une commission, Jacques Chirac a connu une carrière élective d’une longueur exceptionnelle, accompagnée d’un cumul impressionnant, aussi boulimique que ses performances au salon de l’agriculture qui faisaient douter paysans et journalistes qu’il n’ait qu’un seul estomac.

Si tout le monde s’accordera aisément à reconnaître la chaleur privée de l’homme, si peu perceptible à travers les ondes cathodiques, le personnage public du « bulldozer » repéré dès 1967 par l’alors Premier ministre Georges Pompidou parmi les jeunes loups gaullistes n’a pas fini d’interroger.

Quel était le vrai Chirac ? L’aventurier parti découvrir l’Amérique en faisant la plonge et le joli cœur, ou l’énarque ambitieux, le Rastignac épousant la riche et aristocratique héritière ? L’étudiant idéaliste de Sciences Po adhérant à l’appel pacifiste de Stockholm et vendant l’Humanité-dimanche ou « Facho Chirac », ministre de l’Intérieur à poigne et à coups de menton, converti un moment à la vague néolibérale reaganienne, voire surfant sur les peurs sécuritaires ? Tout cela sans doute, plus le « misérable petit tas de secrets » qui fait un homme selon Malraux.

Comment cet homme politique devenu sur le tard homme d’État a-t-il fini par nouer un rapport privilégié avec beaucoup de Français, en dépit de la sentence définitive de son épouse Bernadette au lendemain de la débâcle présidentielle de 1988 : « les Français n’aiment pas mon mari »?

Radicalement français

Oui, comment le plus grand diviseur commun de la droite, de la trahison de Chaban en 1974 aux combats à mains nues contre VGE puis Balladur, et enfin le fils renié, Sarkozy, a-t-il pu rassembler les Français, du moins 82 % d’entre eux en 2002 au 2e tour d’une élection piteusement entamée ? Lui, le créateur du Rassemblement (RPR) puis de l’Union (UMP) n’a cessé de diviser son camp, de guerroyer contre les autres chefs, tel un véritable tueur en série de ses rivaux successifs, y compris les jeunes cadets contestataires (Léotard, Noir, Carignon, Séguin…), se retrouvant fort seul en 1995 à la tête d’un quarteron de fidèles en retraite face à l’offensive balladurienne, l’instant « Karachi, mon désamour ».

Et pourtant, à l’instar de François Mitterrand, Chirac cultivait l’amitié, en suscitant de durables chez Juppé, Jean-Louis Debré ou Jacques Toubon, et faisant éclore la vocation politique de jeunes pousses de droite, de Sarkozy à la génération Pécresse.

Sans doute, ce rapport rare, cette empathie de ses concitoyens sont-ils liés au fond de sa personnalité, de sa culture, de son ancrage. Loin des météores de la politique spectacle nourris aux OGM d’un passage médiatique réussi, Chirac a su labourer les marchés de Paris comme ceux de la Corrèze, rejouant les scènes de préaux de sous-préfecture qui font le sel des campagnes électorales françaises depuis le « commis-voyageur de la République », Léon Gambetta. Comme Mitterrand dans la Nièvre, Chirac pouvait, sans consulter ses fiches ou son spin doctor, prendre des nouvelles de la nièce qui a fait des études ou du gars resté au village. Sa mort scelle probablement la fin de cette empreinte radical-socialiste si tenace dans les terroirs français, dont seule la culture et la solidité du socle d’un François Bayrou constitue encore une butte-témoin.

Précisément, la culture a longtemps été la face cachée – par lui-même – de l’image publique de Jacques Chirac, auto-caricaturé en « fana-mili » n’aimant rien tant que la bière, la fanfare militaire et le sumo, mais surtout pas les romanciers russes, la civilisation japonaise ou les arts premiers. « Super menteur », Chirac l’a été avant tout sur lui-même. Et pas seulement sur les aspects sombres de financements occultes des campagnes électorales, la débauche d’argent déversée dans des affichages aujourd’hui inconcevables, liée à l’amitié constante avec les grandes fortunes et les milieux d’affaires, de Marcel Dassault à Pinault et Bolloré en passant par l’hospitalier premier ministre libanais Hariri et les mallettes incongrues apportées à l’hôtel de ville, décrites dans la « cassette Méry ». Au total là encore, une sorte de quintessence des pratiques du monde politique français, des lendemains de la guerre d’Algérie aux lois de moralisation de la vie publique de la fin du XXe siècle.

La mémoire et l’oubli, Quai Chirac

Pierre Péan, récemment disparu, avait montré comment François Mitterrand avait, pour le meilleur et pour le pire, profondément incarné les évolutions de la société française durant la Seconde Guerre mondiale. Né durant la Grande dépression, Chirac a également été un baromètre français, couvrant largement le spectre politique, à la notable exception d’une extrême-droite qu’il vomissait et qui le lui rendait bien. S’il a été, étudiant, l’ami de Michel Rocard et, déjà amoindri, le complice corrézien enjoué de François Hollande, Chirac a toujours tracé la ligne infranchissable pour la droite : celle de l’alliance avec le diable frontiste. C’est la raison pour laquelle il a pu bénéficier du plébiscite de 2002, sursaut démocratique dont il a malheureusement dilapidé le suc. 

Orphelin inconsolable de Georges Pompidou, son mentor, Chirac a su admirer, non pas Giscard, aux prétentions aristocratiques qui l’ulcéraient, mais la maestria stratégique de son double vainqueur, François Mitterrand. Comment ne pas repenser en ce jour au bel et digne hommage rendu à son adversaire, le 8 janvier 1996, à celui qui aimait la France, ses paysages, ses écrivains et ses habitants ?

Que restera-t-il de Jacques Chirac ? Sans doute, assez peu de mesures économiques ou sociales, très sinusoïdales, en dehors de l’attention au handicap, au plan cancer, à l’insécurité routière. Il faut se tourner vers l’international, vers le quai d’Orsay proche du quai Voltaire et du quai Branly, pour, derrière l’oubli, dévoiler les traces d’une mémoire.

Bien sûr, le non à la stupide, désastreuse et mensongère seconde guerre américaine d’Irak, mais aussi la colère spectaculaire, en live et en bande originale anglaise, face à l’attitude des forces israéliennes à Jérusalem ; moins le discours sur la fracture sociale, tactique, que la sincère prise de conscience climatique de l’urgence à agir quand « la maison brûle ». Et le goût enfin assumé des arts premiers à travers la réalisation réussie du musée du quai Branly qui porte son nom. Et au plan mémoriel, la rupture du discours anniversaire du Vel d’Hiv reconnaissant la responsabilité irréparable de l’État français.

Ici à Orléans, on oubliera la maladresse du discours sur « le bruit et les odeurs » pour ne retenir que la présence chaleureuse aux fêtes de Jeanne d’Arc.

Restera le mystère sur la réalité d’un homme, sa pudeur, ses béances intérieures, et l’amour d’un père pour sa fille en souffrance, ce qu’il avait salué chez François Mitterrand lors de la révélation de l’existence de Mazarine.

Aujourd’hui, comme en 2002, on a tous quelque chose en nous de Jacques Chirac.

Pierre Allorant

 

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