Le ministre prisonnier de Vichy. « L’enfermé », mort civil, nouveau Dreyfus. Jean Zay l’Orléanais #2

L’exil et le royaume d’Ubu : l’obsession des nouvelles d’Orléans, cité martyr

Captif, exilé, mort civil, conscient d’être le nouveau Dreyfus du régime antirépublicain qui dénonce les « 150 années d’erreurs » depuis 1789, Jean Zay trouve sa raison de survivre dans le soutien de sa famille et dans le souvenir de sa ville, au point que ses lettres témoignent d’une sorte d’obsession des nouvelles d’Orléans, ville de Loire martyrisée par les bombardements.

Orléans fin juin 1940, la destruction par les bombardements du pont Joffre. Archives départementales du Loiret

Dès le 20 août 1940, il s’inquiète de l’incendie de La France du Centre, journal de son père. Il note que ses gardiens venaient d’Orléans : « Le hasard est quelquefois bienfaisant ». Le 21 janvier 1941, de Riom, s’inquiétant du sort de sa bibliothèque de la rue de Bourgogne, de ses jurisclasseurs et Dalloz, précieux à l’avocat comme au législateur, il remémore à son épouse leurs dix années de bonheur dans « le petit appartement de la rue Bannier », rappel qui avive la souffrance de ne pouvoir protéger sa famille dans la tourmente « comme le font tous les maris, tous les pères de famille ».

En mars 1941, il s’ouvre à son père du pillage des meubles et surtout des papiers de l’appartement d’Orléans, à l’origine de l’affaire de la publication de ses Carnets secrets de 1938-39 par Gringoire et Philippe Henriot. Les nouvelles d’Orléans apportent parfois le meilleur, quand, rencontrant sa sœur Jacqueline, Marcel Abraham « lui a transmis bien des messages d’amitié pour moi : notamment d’Orléans, de la part de Roger [Secrétain] et de René [Berthelot] le musicien », et de ses anciens collaborateurs, « aucun ne m’a oublié ».

Il reçoit la longue visite de trois heures de son ami député de Montargis, Eugène Frot, ministre de l’Intérieur au 6 février 1934, membre du Conseil national de l’État français : « Une grande après-midi de bavardage sur Orléans, le Loiret, les amis communs […] Nous avons tous deux complètement oublié le lieu et les tristes circonstances où je suis. Nous avions l’impression d’une de nos conversations d’autrefois dans mon bureau ou dans le sien ».

Il évoque le « baume » que lui a procuré l’optimisme de son ami, et « notamment ceci : que personne, nulle part, n’a d’illusion à mon sujet ; que mes amis pensent à moi et que, à Orléans, s’il y a eu, au début, quelques hésitations, dues au manque de renseignements, aujourd’hui je suis l’objet d’une sympathie compréhensive et générale. Il m’a donné bien des nouvelles de notre ville que je ne puis te résumer dans le cadre de cette lettre. En voici quelques unes un peu au hasard : du Martroi à la Loire, entre la rue Royale et la place Saint-Paul, un désert de ruines », puis il évoque le sort des amis politiques et la « bonne tenue » du Républicain Orléanais.

La conclusion sonne vrai, reflétant la tonalité des rapports préfectoraux : « Les gens ne savent plus très exactement à quoi, ni pourquoi, je suis condamné, ni où je suis. Ils me mélangent à d’autres cas et me confondent dans le flot des bouleversements, des malheurs publics dus aux circonstances ». Le même sentiment lui est confirmé par la belle lettre que lui adresse Jean Cassou fin juillet 1941 où « chez nos amis Roger [Secrétain] d’Orléans nous vous avons encore évoqué, parmi les ruines de votre pauvre ville, devant le buste de Péguy frappé par un éclat d’obus au même point de son front où l’avait frappé celui qui le tua ».

Jean Zay DR

Le 12 avril 1941, il relate à Madeleine les « nouvelles d’Orléans », transmises par Marcel Abraham sur les beaux-parents Dreux, Berthelot, Secretain et la publication prochaine de son Péguy, soldat de la vérité, le rachat du Journal du Loiret par le Républicain orléanais, la captivité de Louis-Joseph Soulas. Mais une fois encore, les nouvelles d’Orléans soutiennent le moral du captif, l’ami radical de Beaugency, Pierre de Félice, apporte « les meilleures nouvelles du Martroi » où « les gens, notamment les paysans ne peuvent plus voir Étienne [Pétain] et ses amis, même en peinture ».

Il remarque encore la modestie des fêtes de Jeanne d’Arc, le 21 mai 1942, et à cette occasion l’évêque et le maire, Simonin, photographiés par l’hebdo Toute la Vie. La chronique d’Orléans est à nouveau tenue le 10 juin 1942, avec le même cercle : le président du conseil général et maire de Pithiviers Marcel Donon, en prison pour un prétendu vol de livre, Dézarnaulds qui n’est plus maire de Gien, Henry Roy optimiste sur l’Angleterre, Secrétain « admirable ». Jean Zay relève l’envoi à la fonte des statues de Rabier, Dolet et de la République, et s’intéresse aux projets de reconstruction lancés par le préfet Morane qui provoquent des protestations relayées par le Figaro, « SOS Orléans ! » : « Au lieu de reconstruire la rue Royale telle qu’autrefois, certains voudraient en faire une grande rue moderne de 30 mètres de large, avec immeubles de quatre étages, ce qui entraînerait l’élargissement du pont et l’amputation d’une aile de l’Ancienne Chancellerie et de la Chambre de Commerce ».

Le préfet Billecard et Jean Zay aux fêtes de Jeanne d’Arc. Extrait de la presse locale, Papiers Jean Zay, Archives nationales.

L’évolution de la composition du corps préfectoral l’intéresse particulièrement. Ainsi il évoque la mise à l’écart du fils du préfet Scamaroni, mort en fonction en février 1938 à Orléans, Fred, futur héros de la Résistance mort dans les prisons fascistes à Ajaccio en 1943. Le 13 mars 1942, Jean Zay cite Genébrier, ancien du cabinet Daladier, fils de préfet du Loiret et Résistant, et toujours l’ami « Roger Secrète » dont la carte « très affectueuse » évoque « le cercle des fidèles ».

Le 25 mars 1942, il reçoit la première lettre de Robert Billecard qui explique son silence par la nécessité d’être « plus prudent que son tempérament et son amitié le voudraient », alors qu’il n’a « cessé de penser » à lui. Très associé au Front populaire à la préfecture de la Seine-et-Oise, Billecard a été le collaborateur d’Albert Sarraut (comme Bousquet), de Lyautey au Maroc et de Tardieu, et il est mis dans un premier temps en disponibilité par Vichy fin septembre 1940. Jean Zay revient sur le cas Billecard à l’annonce de sa reprise de service à la préfecture des Ardennes fin mai 1942, pour déplorer « un événement bien humiliant pour lui, car sa nouvelle situation est singulièrement moins brillante que les précédentes [Orléans et Versailles, Jean Zay connaît bien la hiérarchie et le prestige des postes]. Il a le plus grand tort de manquer de patience et il s’en repentira ».

Fêtes de Jeanne d’Arc 1939. Le préfet Lemoine, le président Albert Lebrun, le maire Claude Léwy et Jean Zay. Extrait de la presse locale, Papiers Jean Zay, Archives nationales.

Le 4 mai 1942, Jean Zay relate à sa sœur que la radio annonce la reprise des fêtes de Jeanne d’Arc à Orléans. Il évoque le préfet du Loiret de 1940, Jean-Marcel Lemoine, vite réemployé par Vichy et promu préfet régional à Limoges, puis à Marseille. Jean Zay le signale à sa sœur avec l’espoir, vain, de son soutien en souvenir de leurs liens. Un mois plus tard, à l’annonce de la grande rafle effectuée à Marseille en lien avec Bousquet, les 6 000 arrestations, il note : « Labbé [=Lemoine] ne se remettra jamais de la besogne qu’il accomplit en ce moment et tant pis pour lui. »

Toutefois, Jacqueline Zay va rendre visite à Lemoine, qui témoigne à titre privé de son affection pour le couple Zay, mais qui par sa « conduite publique a désormais irrévocablement décidé de son destin ». La lucidité politique cohabite avec l’illusion privée, car Jean Zay espère encore jusqu’au 3 juin 1944 : Madeleine Zay est reçue par Lemoine qui « lui a avoué son échec complet », attribué à l’ascendant de Darnand sur le régime.

Le 17 juin 1944, dans son avant-dernière lettre, Jean Zay s’attriste du sort à nouveau tragique d’Orléans, 4 ans après l’invasion : « il y aurait 4 à 500 morts à Orléans ! Nous ne reconnaîtrons plus notre ville. […] Pourra se tenir pour privilégié quiconque sortira simplement vivant de la tourmente ».

À suivre : Jean Zay l’Orléanais #3. Le temps retrouvé : la petite patrie reconnaissante au grand homme d’État
Pierre Allorant
 

Commentaires

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  1. très intéressante mise en perspective ! Quelle époque compliquée ! Et les hommes, alors ! Leur parcours individuel !
    Je découvre Eugène FROT ; voici où il en est “sous Vichy”, lui le membre de la SFIO, selon Wikkipédia :
    “Le 10 juillet 1940, il fait partie des 549 parlementaires à voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Sous l’occupation, il appartient à une amicale lavaliste regroupant socialistes indépendants et militants SFIO. Il adhère un temps au Rassemblement national populaire3. Membre du Conseil national de Vichy, il en est écarté en novembre 19414. Il élabore un projet de constitution conciliant pétainisme, tradition républicaine et réforme sociale.”.

    Curieusement, ce préfet Lemoine, rafleur ET résistant, semble être passé à la postérité avec le prénom d’Antoine et non Jean-Marcel. Voir sa fiche Wikkipédia ; là aussi, quel parcours sinueux !

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