Drôle de mai
Pierre Allorant, doyen de la faculté de droit d’Orléans et historien
« En mai, fais ce qu’il te plaît ! » Rarement adage aura été aussi peu respecté qu’en cette « drôle de guerre » contre une pandémie meurtrière, en ce « joli mois de mai » qui voit un réel déconfinement s’éloigner à mesure que l’on se rapproche de l’horizon, et qui accumule, en plus des deuils, les situations inédites depuis trois-quarts de siècle, la débâcle et l’exode de mai-juin 1940 qui avaient martyrisé les villes-ponts sur la Loire et détruit le bâti d’Orléans. Économie à l’arrêt, population terrée chez elle comme les Londoniens sous le Blitz, lycéens assignés à l’école buissonnière et au bac par contrôle continu, manifestations culturelles et compétitions sportives à l’arrêt – hélas ! Trois fois Aulas ! – et même les incontournables fêtes de Jeanne d’Arc transférées du 8 mai à l’automne, décidément, tout est chamboulé à l’image d’une élection municipale, scrutin le plus apprécié en temps ordinaire par les Français, qui ne sait toujours pas si elle s’étalera, au mépris du Code électoral, sur 3 mois, 6 mois ou une année, de mars 2020 à mars 2021…
Les coups de théâtre des fêtes du 8 mai
1947 – Le Président Auriol et ses ministres dont François Mitterrand saluent la foule rue Jeanne d’Arc. Photo Pierre Allorant
En temps ordinaires – mais que ceux-là paraissent loin – tout Orléans s’active à préparer les fêtes, les semaines précédentes bruissent des rumeurs sur l’invité officiel choisi par le maire pour y présider, avec le lot habituel de scoops invérifiés, de défections de dernière minute (loin de Beckett, En attendant Borloo…), d’anecdotes pour l’histoire. Comment prévoir en 1929, pour le 500e anniversaire, que le député-maire radical Théophile Chollet décède à la veille de cette commémoration, obligeant son adjoint Eugène Turbat accueillir au pied levé le Président Gaston Doumergue ? Comment annuler, au dernier moment, les festivités de mai 1932, déjà rendues complexes par la concomitance avec les élections législatives, du fait de l’assassinat du président Gaston Doumer, invité à Orléans ? En 1939, comment réussir à donner une image rassemblée d’une nation profondément divisée, y compris au sein des Républicains où le président Albert Lebrun, tout juste réélu, déteste le Front populaire qu’incarnent Jean Zay et le maire socialiste d’Orléans Claude Léwy ? En 1954, comment fêter la Libération de la ville alors que la bataille de Dien Bien Phu enterre tragiquement l’Union française ? En mai 1958, c’est Alger qui se soulève et fait pression pour changer de République, rendant obsolète l’invitation faite au président Coty, qui laisse son successeur, « le plus illustre des Français », honorer l’invitation en 1959[1].
Libérée, délivrée…
En 1975, un jeune président disruptif et « libéral avancé » saisit l’opportunité de « l’année de la femme » pour déléguer à son épouse Anne-Aymone, que la presse nomme « la Présidente » ou « la Première Dame » sur le modèle importé de Washington, le soin de présider le 8 mai orléanais en discourant sous la pluie. À un moment où pas un seul poste d’adjoint au maire n’est laissé à une Orléanaise, cette présidence est une première, suivie par Michèle Cotta en 1983, Michèle Barzach en 1987 avant deux parachutages ratés, mouvement de féminisation accentué sous les mandats de Jean-Pierre Sueur et de Serge Grouard, où l’invitée, de Ségolène Royal à Rachida Dati, de Bernadette Chirac à Audrey Pulvar, concurrence souvent, en succès médiatique et bains de foule, l’incarnation de l’héroïne par une jeune Orléanaise.
Avenue de la Libération. Reconstruction
Alors que ce 8 mai, très loin de processionner dans la Cité, nous serons toujours astreints à résidence, impatients d’étendre notre inaliénable liberté d’aller et venir d’un seul aux fatidiques 100 km – sorte de résurrection de la fameuse « journée de cheval » qui servit à la Révolution d’unité de mesure pour la délimitation des départements – rarement le terme de « libération » aura autant résonné avec acuité. Certes, sans commune mesure avec l’effroyable bilan des deux conflits mondiaux, y compris la « grippe espagnole » récemment sortie de l’oubli, notre actuel « état de siège », servitude semi-volontaire, nouveau Voyage autour de ma chambre, entre Montaigne et Xavier de Maistre, appelle à une délivrance et à une reconstruction. La superbe affiche des fêtes de 1947, présidées par Vincent Auriol, avait bien illustré ce défi : sur les ruines du Monde d’hier, en pleurant la disparition de nos Stefan Zweig, et forts de ses Souvenirs d’un Européen, l’ardente obligation de rebâtir une ville et un monde plus solidaire, plus fraternel, davantage tourné vers les besoins fondamentaux : droit à la protection de la santé et au bien-être, droit à un travail épanouissant et à un logement décent, égal accès, social et territorial, à l’éducation et à la culture. Ces priorités, portées haut par le Conseil National de la Résistance, demeurent une boussole pertinente pour demain, à Orléans, en France, en Europe et bien au-delà. Comme le soulignait le député-maire de la Libération Pierre Chevallier à Orléans le 8 mai 1947, « la résistance au découragement, aux intrigues, aux démissions, à la démagogie, est aussi difficile et aussi nécessaire à la France qui se relève lentement et péniblement que la résistance à l’ennemi. (…) Il faut que France et démocratie continuent ! »
Pierre Allorant
[1] Pierre ALLORANT et Yann RIGOLET, Voix de fêtes. Cent ans de discours aux fêtes de Jeanne d’Arc à Orléans (1920-2020), éditions Corsaire, août 2020.